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Photo du rédacteurNicolas J. Preud'homme

Choisir et vivre. Réflexions sur l’avortement et la liberté en société.

Dernière mise à jour : 8 mars

Les récentes lois adoptées dans les États américains de l’Alabama et du Missouri au mois de mai 2019, marquant un retour à une politique très restrictive envers l’avortement, m’ont conduit à livrer des réflexions qui me travaillent depuis plusieurs années.

Je voudrais à travers ce billet vous témoigner de la manière dont j’ai progressivement changé mon opinion à l’égard de l’interruption volontaire de grossesse. Davantage que les positions inébranlables, ce sont les trajectoires et les mûrissements qui peuvent dire le mieux les paradoxes et les dilemmes éthiques qui traversent notre existence et notre vie en société.




William Bouguereau (1825-1905), Une âme au ciel, 1878, Musée d’Art et d’Archéologie du Périgord.


Mon éducation chrétienne évangélique me situait au départ clairement dans le champ du conservatisme et du camp dit « pro-vie ». À l’occasion des débats parlementaires en France qui débouchèrent en novembre 2014 sur une résolution réaffirmant le « droit fondamental à l’Interruption Volontaire de Grossesse en France », j’avais écrit un courrier à la députée auteure de cette initiative, Mme Catherine Coutelle. Tout en affirmant mon respect pour l’engagement féministe de mon interlocutrice, j’avais alors présenté au sujet de l’avortement tous les arguments qu’un chrétien conservateur pouvait énoncer dans ces circonstances :

- L’évolution du statut de l’IVG en France, conçu à l’origine comme une solution visant à faire face à une situation d’urgence sanitaire engendrée par les avortements clandestins, devenu ensuite l’emblème féministe de la liberté des femmes à disposer de leurs corps et à manifester leur liberté d’enfanter ou non. Cette inflexion idéologique d’une pratique médicale me paraissait refléter une dérive privilégiant un idéal préconçu à la réflexion impartiale et à la considération pragmatique d’un ensemble de situations complexes et difficiles.

- L’incohérence consistant à refuser le statut d’être humain à un organisme vivant, doté de son propre patrimoine génétique et manifestement destiné à devenir être humain, au seul motif qu’il n’était pas sorti du ventre maternel, la différence temporelle entre un embryon, un fœtus et un bébé ne tenant qu’à quelques mois ou semaines.

- La question des avortements sélectifs, particulièrement criante en Inde, où la différenciation des fœtus selon leurs sexes rend invalide l’idée que la protection de l’être humain ne se poserait qu’à partir de la naissance ;

- Dans la même perspective, la pratique eugéniste sélectionnant avant leur naissance les enfants viables et éliminant les malades me paraît entretenir une vision dangereuse de la parentalité. Concevoir l’enfant comme un produit devant répondre à certaines qualités et satisfaire à des exigences de performances, c’est nier la valeur égale de la dignité de chaque individu, qu’il soit atteint d’un handicap lourd ou qu’il ait le physique d’un champion du monde.

- La vision parfois simpliste d’une décision d’avorter conçue comme affirmation systématique de la liberté, alors que des pressions peuvent s’exercer de la part de l’entourage pour influencer la décision de la femme enceinte dans un sens comme dans l’autre.

- Les limites d’une conception purement individualiste du corps humain, qui négligerait les enjeux de la bioéthique et de la protection de la dignité humaine dans sa vulnérabilité, au seul bénéfice d’un pouvoir de l’individu à décider de la vie ou de la mort de l’être porté en son sein. Il était à mon sens contradictoire de penser la dignité morale de l’individu adulte sans le devoir de protection des êtres humains au commencement de leur vie.


Ces différents arguments m’apparaissaient résumer les limites ou les contradictions des positions progressistes et féministes, sur lesquelles je cherchais un éclaircissement par le débat d’idées. La réponse de Mme Coutelle, tout à la fois polie et ferme dans ses convictions, m’a interpellé par un seul argument, qui fut véritablement décisif dans le retournement de mon opinion. Cette idée tenait en quatre mots : « les femmes sont responsables ».

Cette phrase aux mots très simples me marqua profondément. Je pris alors conscience que, quelle que fût la validité théologique, éthique, intellectuelle ou logique de mes arguments, imposer une vision sur l’IVG qui n’était pas celle des premières concernées, les femmes enceintes, ne pouvait que mener à une impasse.

Cette nouvelle conviction se renforça, lorsque j’entendais en 2017, lors d’un culte à l’église évangélique de Palaiseau, un prédicateur fustiger les « avortements de complaisance ». Il m’apparut que cet homme oubliait que l’interruption d’une grossesse n’est guère un plaisir et qu’elle intervient très souvent dans une situation de drame et d’échec. Cet orateur savait-il que, dans les années 1970, plusieurs centaines de femmes mouraient chaque année des suites d’un avortement clandestin en France? Visiblement, il reste des progrès à faire dans nos Églises sur la manière dont nous considérons nos contemporains. Cette conception élitiste de la morale méprisant les femmes confrontées aux difficultés d’une vie précaire me révoltait de plus en plus.


La question du statut de l’embryon est également complexe. Certes, nous, chrétiens, pensons que l’existence humaine acquiert une valeur dès le premier moment de sa conception. Dans la Bible, le Livre de Jérémie évoque les desseins que Dieu avait conçus pour cet homme lorsqu’il se trouvait encore dans le sein de sa mère : "Avant que je t'eusse formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais, et avant que tu fusses sorti de son sein, je t'avais consacré" (Jérémie 1 : 5). Le psalmiste loue Dieu en ces termes : "Dès le ventre de ma mère je m'appuie sur toi ; c'est toi qui m'as fait sortir du sein maternel" (Psaume 71 : 6). On se souvient aussi de la rencontre de Marie et d’Élisabeth, dont l’enfant tressaillit dans son sein lorsque sa mère entendit la salutation de la visiteuse (Luc 1 : 41). Un embryon et un fœtus représentent donc, aux yeux des croyants, davantage que de simples amas de cellules.


La société définit certes l’être humain par rapport à la ressemblance avec notre échelle de comparaison : celui qui a des yeux, des oreilles, un cœur qui bat, une conscience, une taille proche de la nôtre, mérite davantage le statut d’humain que celui qui n’a pas encore ces caractéristiques. Il y a un certain bon sens à cela : il est vrai qu’un embryon de quelques jours, n’éprouvant aucune sensation, ne doit connaître nulle souffrance ni aucun ressenti contre une opération visant à mettre fin à sa vie. La situation m’apparaît par certains aspects comparables à celle d’un être plongé dans un coma irrémédiable, ayant perdu toute sensibilité et toute capacité à se prononcer sur son destin : mettre fin à son existence en débranchant l’appareil qui le maintient en vie ne revêt pas le même sens que s’il s’agissait d’un malade doué de sensibilité, de discernement et de conscience. L’embryon et le fœtus sont des humains en puissance, destinés à devenir humains si leur vie se prolonge, mais, leur état étant inachevé, ils ne sont pas encore des êtres humains de plein fait et de plein droit, aux yeux de notre société du moins. L’embryon et le fœtus ont à mon sens une valeur, une dignité, mais qui n’est pas à mettre sur le même plan que celle d’un bébé ou d’un être adulte. Leur non-viabilité les rend intimement dépendants du corps de leur mère, qui a donc de fait un pouvoir sur eux. Ce pouvoir sur le début de la vie procréée, notre société l’a traduit en un droit à décider de maintenir ou d’interrompre la grossesse.


La frontière juridique entre un fœtus et un bébé a été placée à la naissance : avant, il n’y a pas de statut juridique de sujet de droit, après, il y en a bien un avec tous les droits d’un individu. Cette distinction juridique doit cependant compter avec d’autres frontières, d’ordre physiologique ou biologique, à partir desquelles le fœtus acquiert progressivement ses organes, sa sensibilité. L’OMS considère qu’un fœtus devient viable à partir de 22 semaines ; avant ce stade, l’organisme n’a pas encore de cerveau et donc pas de conscience ni de souffrance. En France, une IVG peut être pratiquée jusqu’à la fin de la quatorzième semaine de grossesse, donc bien avant ce seuil des 22 semaines à partir duquel le fœtus est considéré comme viable. Dans ces conditions, la vie d’un embryon ou d’un petit fœtus n’a pas le même poids que celle d’une mère confrontée aux périls de la mort, de la misère ou du malheur.


Au-delà de ces considérations, la part de la subjectivité et du libre arbitre ne doit pas être oubliée. Si une femme enceinte pense que l’embryon qu’elle porte n’a pas à être considéré comme un être humain à part entière, si sa conscience lui conseille de mettre fin à sa grossesse pour éviter un mal plus grand, si son intime conviction la conduit à ne pas mener à son terme la conception d’un enfant qui ne recevrait pas l’amour de ses parents, ou qui devrait connaître de grandes souffrances en raison d’une maladie incurable ou de l’indigence du foyer, alors cette conviction doit être respectée comme l’expression d’un choix libre. Le respect de la liberté de la conscience importe sur toute autre considération. On ne décide pas du bien en forçant les convictions intimes des individus, lorsqu’il est question de leur chair intime et de leur existence. Ce principe du respect du libre arbitre vaut aussi bien lorsqu’il s’agit de garantir le droit à l’avortement que lorsqu’il s’agit au contraire de défendre le droit à vouloir préserver la vie du futur enfant : personne ne doit prendre cette décision à notre place, car il s’agit de la conscience intime d’un individu, de la chair profonde d’un être qui n’est pas nous, qui n’a pas à se plier à nos vues, qui est libre de ses propres choix.


Le mal existe lorsque la conscience du mal se fait dans l’esprit des individus. C’est ce que nous apprend le récit de la Chute, lorsqu’Adam et Ève découvrent leur nudité et que leur faute les fait percevoir leur condition à travers un regard changé (Genèse 3 : 7). L’apôtre Paul défendait l’idée que « le péché ne peut être imputé à personne tant qu’il n’y a pas de loi » (Romains 5 : 13) ; « là où il n'y a point de loi, il n'y a point non plus de transgression » (Romains 4 : 15). Le fait d’avorter pour une personne qui ne reconnaît pas l’avortement comme un mal n’apparaît donc comme un péché que du point de vue des autorités qui l’interdisent. Or, les autorités de notre société étant sécularisées, elle n’ont pas à imposer telle ou telle règle religieuse, mais laissent la liberté à chaque individu de reconnaître ce qui est bon pour lui, tant qu’il respecte la loi de la cité. Cela peut certes sembler paradoxal qu’un acte n’apparaisse bon ou mauvais à un individu que lorsque la conscience le fait apparaître comme tel, il n’empêche que l’observation des sociétés conduit à voir qu’il n’y a pas de bien ni de mal absolus, abstraits de tout contexte, mais seulement par rapport à un étalon, à une norme, à un système de valeurs, à une représentation individuelle ou collective. Même les systèmes de valeurs invoquant la caution de Dieu ont pu appeler bien ou mal des pratiques tout à fait différentes selon les temps et les lieux.


Faire coïncider la loi et la conscience est loin d'être une évidence, et nous devons tenir compte de cet écart entre l'éthique de conviction, qui se règle sur la pensée intime, et l'éthique de responsabilité, qui tient compte des lois de l’État et de la situation de la société.


Tout l’enjeu est dès lors, si l’on croit à l’idée d’une justice qui ne soit pas purement relative, de déterminer cet étalon commun, de construire une société où l’idée de ce qui est juste fait consensus. Les différences des coutumes et des opinions font que certaines pratiques paraissent en effet bonnes, mauvaises ou indifférentes selon les temps et les lieux. C’est un fait qui a beau perturber l’intransigeance des fondamentalistes, il n’en demeure pas moins que c’est un fait : la morale change, la différence entre le bien et le mal, si elle existe bel et bien, est toutefois labile, brouillée, compliquée. Pour ne prendre qu’un exemple, se déshabiller sur une plage de la Côte d’Azur, parmi les Indiens d’Amazonie, dans le cabinet de son médecin, dans sa chambre à coucher, sur une place publique, dans un supermarché, dans l’enceinte du Parlement, en 1919 ou en 2019, tout seul, à quelques-uns ou à plusieurs, à l’âge de deux, douze, vingt ou cent-vingt ans, ne revient pas au même acte et ne revêt pas la même signification.


Vouloir prohiber l’avortement conviendrait s’il ne s’agissait que de fidèles croyants menant une vie parfaite et sans embûches ; mais voilà, nous vivons dans un monde imparfait. Les lois ne sont pas faites pour instaurer le bien impeccable, mais pour éviter les pires maux et leurs plus graves conséquences. Vouloir prohiber aujourd’hui l’IVG, c’est conduire des milliers de femmes à risquer leurs vies dans les avortements clandestins, c’est rabattre une façade uniformément hypocrite sur des situations humainement faillibles, c’est charger d’un poids très lourd une existence qui demande écoute, compréhension, respect, grâce et compassion.


Apparaît dès lors la notion, à mon avis centrale, de moindre mal. Mettre fin à la vie d’un fœtus ou d’un embryon peut apparaître comme un mal du point de vue du croyant qui voit en eux le début de vies humaines prometteuses et dont la fragilité doit être respectée. Mais en voulant protéger ces vies coûte que coûte, les anti-IVG mettent du coup en danger d’autres vies, celles des femmes qui portent ces embryons et ces fœtus, celles de ces futures mères qui auraient à assumer les conséquences de grossesses qu’elles n’ont pas désirées. Est-ce donc protéger la vie de l’embryon que d’imposer à sa mère de le mettre au monde pour l’élever ou l'abandonner, quelles que soient les souffrances ou le dégoût ? Est-ce là réserver une vie saine et sûre à cet enfant né d’une grossesse non voulue ? Même les solutions de l’accouchement sous X et de l’adoption ne sont pas sans conséquence sur le développement des enfants dont le parcours connaît souvent des complications.

Il y a certes des femmes très courageuses qui ont donné leur chance à l’enfant non désiré, parfois issu d’un viol. Je pense notamment aux victimes du génocide rwandais de 1994, dont les enfants nés de soldats violeurs ont à présent atteint l’âge adulte. L’éducation d’un être dont les traits mêmes du visage rappellent ceux de l’agresseur a été pour ces femmes une épreuve quotidienne. Le pardon et la reconnaissance peuvent parfois intervenir après de longues années de souffrances et de rejet.

Je connais dans mon entourage une personne adoptée après avoir été mise au monde sous X. Elle n’est peut-être pas la personne la plus heureuse du monde, mais elle se débrouille, elle s’en sort, elle apporte du bonheur à sa famille et à ses amis : sa vie vaut assurément la peine d’être vécue.


Quels que soient les espoirs, tous légitimes, que nous plaçons dans les futurs enfants à naître, aussi haut que puisse être le respect sacré que nous concevons pour ces vies en commencement, sachons reconnaître à plus forte raison ceci : en aucune manière, on ne fait le bien en forçant une conscience, en aucun cas on ne lui fait honneur en lui refusant l’exercice de sa liberté. La vie console parfois des erreurs, mais le dogme d’une vie sans erreur ne console pas. Forcer le bien, c’est faire le mal.


Vouloir protéger l’embryon ou le fœtus est louable en soi. Mais si cette volonté de protection se fait contre la santé et contre la dignité de la femme enceinte, au mépris de ses convictions intimes, de ses droits et de sa liberté, elle oppose alors une vie à une autre, et ne peut donc défendre l’intérêt commun. Il en va de même pour ces femmes se trouvant dans la situation inverse d'une pression ou d'une incitation à avorter, du fait des difficultés matérielles, de l'absence de soutien du conjoint ou des parents. Dans les deux cas, c'est par faute de ne pas respecter la conscience et le libre-arbitre de l'individu que les maux surgissent.


Parmi celles et ceux qui défendent le « droit à la vie », comme parmi celles et ceux qui défendent « le droit de choisir », combien sont réellement prêts à remplir les devoirs sans lesquels ces droits ne seraient que coquilles vides ? Combien sont prêts à accompagner les femmes qui ont avorté comme celles qui ont mis au monde un enfant non désiré ? Combien sont prêts à écouter leurs histoires et à partager leurs inquiétudes, leurs regrets, leurs hésitations, à soutenir leur courage, à honorer leur liberté et leur dignité ? Les traumatismes peuvent concerner des femmes ayant avorté, mais aussi des enfants nés de ces grossesses non désirées ainsi que leurs mères. Dans chaque cas, l’aide et l’écoute sont nécessaires au rétablissement de la personne. Hélas, ces qualités manquent bien souvent aux idéologues comme aux activistes.


Voilà donc où aboutit mon raisonnement. Notre loi permet aux femmes qui en ont la volonté d’interrompre librement leur grossesse. Notre loi permet aussi aux femmes qui accordent une valeur particulière à l’embryon et au fœtus de poursuivre leur grossesse jusqu’à son terme, puis de garder l’enfant ou de le confier à l’adoption. Du point de vue divin, celui de la perfection absolue, il s’agit peut-être d’une mauvaise loi, au sens où elle autorise à rejeter plus ou moins arbitrairement l’existence d’êtres en devenir, innocents et fragiles, du fait des errements de leurs géniteurs. Mais du point de vue humain, ma conviction est désormais qu’il s’agit d’une loi juste et bonne. C’est une loi qui respecte la dignité de chaque femme en faisant confiance à leur conscience et à leur libre arbitre. C’est une loi qui protège chaque femme des dangers horribles liés à l’avortement clandestin. C’est une loi qui permet de limiter les conséquences néfastes d’une grossesse non désirée. Imparfaite du point de vue de l’éthique de conviction, elle n’en demeure pas moins à mon sens le meilleur compromis possible selon le principe de responsabilité. Des adaptations seraient peut-être à apporter à la recherche sur l’embryon et de la procréation médicalement assistée, dont les innovations techniques et sociétales posent de nouveaux défis.


Négliger la dignité de l’être humain dans les commencements de la vie au nom d’une conception purement abstraite et individualiste de la liberté, plaçant la maîtrise totale du corps au-dessus toute autre considération, conduit à privilégier un idéal absolutiste de contrôle et de pouvoir au détriment de l’exigence morale d’équité et d’humanité. L'eugénisme, l'égoïsme, le culte de la performance, l'oubli des plus fragiles demeurent de graves dangers dont nous devons avoir conscience.


L’avortement reste à mon sens dérangeant sur le plan des principes, mais vouloir interdire l’IVG dans un contexte où la majeure partie de nos concitoyens ne perçoivent pas cette pratique comme un mal, c’est à mon sens engendrer à coup sûr un mal plus grand. Nous vivons en société, nous devons donc tenir compte des avis opposés et ne pas imposer une vision unilatérale du bien collectif. Vouloir invoquer l’autorité divine est non seulement une infraction grave à ce principe d’une société séculière, elle va aussi à l’encontre de ce que préconisent les textes bibliques, qui distinguent clairement l’ici-bas régi par les lois humaines et l’au-delà, domaine du divin : la Cité terrestre n’est pas la Cité céleste. Anticiper le paradis sur terre en suivant des raccourcis mène tout droit à l’enfer. Notre condition humaine nous exhorte à nous placer à hauteur d’épaule, à ne pas regarder le monde avec les œillères d’une idéologie oubliant de protéger l’humanité de sa fragilité.


Il m’apparaît ainsi que l’esprit de la loi Veil, accordant à l’avortement le statut d’un droit encadré pour mettre fin aux horreurs d’une pratique clandestine et préserver la santé des femmes, reste éminemment respectable dans cet effort de responsabilité à l’égard des vies humaines qui sont en jeu. Ce principe de responsabilité doit se vivre dans tous les domaines de notre existence sociale et politique. C'est dans cette perspective que Winston Churchill exprimait sa conception de la démocratie, affirmant que « c’est le pire régime à l’exception de tous les autres » ("Democracy is the worst form of government, except for all the others"). Autrement dit, choisir le moindre mal pour éviter un mal plus grand, c’est déjà faire le bien.


Alors qu’une loi théocratique est condamnée à fauter en voulant instaurer une soi-disant perfection sans égard aux personnes humaines vivant dans notre monde tel qu’il est, écrasant les individus sous le poids du tabou, de la honte, de la bêtise et de la violence, une loi humaniste prend en compte l’imperfection, cherche à en limiter les effets néfastes et à trouver le consensus de la société autour de ce qu’elle a de plus cher, la dignité de toutes les personnes vivant à nos côtés. Certes, la seule loi ne suffit pas à établir la justice, car les détournements vers le culte eugéniste de la performance, l’oubli des limites de la condition humaine et du caractère fragile de toute liberté, sont des enjeux réels mettant notre modernité au défi de ses contradictions.


Voilà pourquoi je crois qu’il est juste pour nous toutes et nous tous, croyants comme non-croyants, non seulement de tolérer la loi Veil, mais aussi de la défendre.

On ne combat pas l’avortement de manière juste en voulant l’interdire. La prohibition imposée a ceci de commun avec l’avortement forcé qu’elle viole des consciences, qu’elle nie la liberté, qu’elle détruit des existences, qu’elle fait prévaloir le fort sur le faible.


Un jour peut-être, je l’espère, vivrons-nous dans un monde sans avortement, où l’éducation, la prudence et le recours raisonné aux moyens de contraception feront naturellement disparaître cette pratique malheureuse. Mais tant que des femmes jugeront que l’avortement leur est nécessaire pour se tirer d’une situation qu’elles ne veulent pas vivre, ce que nous avons à faire de mieux est d’éviter que ne se reproduisent le drame des avortements clandestins et ses conséquences en matière de santé publique, en tolérant un avortement légal et encadré. La liberté intime de chacune et de chacun doit être respectée, y compris celle des médecins qui, en vertu de la clause de conscience, peuvent légalement choisir de ne pas pratiquer l’IVG.


Chrétiennes, chrétiens, si votre conviction est de combattre l’avortement, je vous invite instamment à renoncer à l’option fondamentaliste de la prohibition cherchant à imposer une loi injuste et oppressante. Vous ne feriez alors qu'aggraver le problème en accentuant l'incompréhension, le rejet et le mépris. Ne considérez jamais votre sensibilité comme supérieure à celle des autres. Préférez plutôt l’arme de la parole, de la discussion, du débat, de la conviction. Ces batailles-là se gagnent dans les têtes et dans les cœurs, pas dans les lois ou les règlements. Semez, et laissez la Providence faire croître. Soyez toujours à l’écoute, toujours prêts à remettre à l’essai vos idées. Le bien ne se trouve pas d’un seul côté, il n’est pas dedans ou dehors, avec ou sans, noir ou blanc. La vérité et la justice sont de longs chemins, les obstacles sur la route sont légion, les pièges nombreux. Que la raison, l’attention à l’autre, le respect du libre arbitre, le souci du bien commun, la recherche de la paix civile et l’écoute de votre conscience soient toujours notre boussole.


Nicolas J. Preud’homme.


Références :

Anaïs Bourdet et Manon Bodin, « Campagne anti-IVG: ‘‘Interdire le droit à l'avortement, c'est meurtrier’’ », L’Express, article publié le 03/06/2016 à 17:42 , mis à jour le 17/01/2017 à 11:27

Loup Besmond de Senneville, « Pour Simone Veil, l’avortement devait rester une « exception » », La Croix, 29/06/2018, article en ligne disponible au lien suivant.

« Vidéo. Voilà ce que les femmes devaient subir avant le vote en 1975 de la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse (IVG) », extrait du magazine « 13h15 le dimanche » sur France 2, publié le 01/07/2018.

Liens hypertextes vers le site officiel du ministère de la Santé, le site du Planning Familial, ainsi que le numéro gratuit de « Sexualité, contraception, IVG » (0800 08 11 11).


Source de l'image : https://femmesetdeesses.wordpress.com/tag/william-bouguereau/

Site consulté le 25 mai 2019.

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