Le chapitre dix du Livre de Josué délivre un récit relatant la victoire des enfants d'Israël sur cinq rois coalisés, lors d'une bataille qui se serait déroulée à proximité de la cité de Gabaon, alliée aux Hébreux lors de leur conquête de Canaan. La fin de la bataille aurait été marquée par un prodige.
" Et le soleil s'arrêta, et la lune suspendit sa course, jusqu'à ce que la nation eût tiré vengeance de ses ennemis. Cela n'est-il pas écrit dans le livre du Juste ? Le soleil s'arrêta au milieu du ciel, Et ne se hâta point de se coucher, presque tout un jour. "
Josué 10 : 13.
Joshua Commanding the Sun to Stand Still, peinture de John Martin, 1848.
Pour Colin Humphreys, professeur de physique expérimentale à la Royal Institution de Londres, le récit de la bataille de Gabaon peut être relu à la lumière de la science astronomique. "Lu avec les yeux d'un scientifique, ce passage fait surtout penser à une éclipse solaire, d'autant qu'une traduction alternative propose que le Soleil et la Lune se sont arrêtés de briller. Pour estimer la fourchette temporelle dans laquelle l'événement a eu lieu, nous disposons de la stèle du pharaon Mérenptah, qui fait pour la première fois état de la présence du peuple d'Israël dans le pays de Canaan. Au plus tard, cette stèle a été construite en 1199 avant notre ère", précise le professeur. Les données de l'archéologie permettent quant à elles de donner un terminus post quem à la date de la bataille, en estimant que la région était sous contrôle militaire égyptien vers 1450 avant notre ère.
Or, sur l'ensemble des éclipses survenues pendant cette période comprise entre 1450 et 1199 avant notre ère, une seule et unique éclipse solaire a pu être visible sur le pays de Canaan : celle du 30 octobre 1207 av. J.-C., de 15h27 à quelques minutes après 17h00. D'après Colin Humphreys, cette éclipse était de type annulaire, ce qui implique que le diamètre de la Lune était inférieur à celui du Soleil. En conséquence, l'éclipse n'a pas provoqué de nuit momentanée, mais a réduit à la luminosité à celle d'un crépuscule. Puis le jour est revenu, avant de laisser place peu après au vrai crépuscule. Ainsi pourrait s'expliquer le verset biblique : "le Soleil [...] ne se hâta point de se coucher presque tout un jour".
L'astronomie peut ainsi éclairer le texte sacré, et dans le même temps en relever les contradictions. En effet, la date biblique traditionnelle de la sortie d’Égypte des Hébreux se place vers 1450 avant notre ère ; cette lecture littéraliste se base sur deux passages : le vœu de Jephté, 300 ans après l'entrée en Canaan (Juges 11, 26), et la quatrième année de Salomon, marquant le début de la construction du Temple, 480 ans après la sortie d'Égypte (1 Rois 6, 1). Comme le règne de Salomon est traditionnellement placé au milieu du Xe siècle avant notre ère, si l'on compte 480 ans en arrière depuis ce règne, cela situerait l'Exode au milieu du XVe siècle av. J.-C. Toujours selon la Bible, la conquête de Canaan par Josué se situe peu de temps après la mort de Moïse qui conduisit les Hébreux hors d’Égypte, après quarante années passées dans le désert. Or, cet intervalle de quarante années entre la sortie d’Égypte et la conquête de Canaan ne coïncide guère avec les deux siècles et demi qui séparent le milieu du XVe siècle et l'éclipse de 1207 avant notre ère.
Si l'on admet ainsi quelque fondement historique à la bataille de Gabaon, dont l'éclipse aurait marqué les esprits au point de se perpétuer dans la mémoire des chroniqueurs juifs à travers les siècles, la date de 1207 avant notre ère qui situerait cette bataille dans le temps invaliderait du même coup la chronologie traditionnelle de la Bible sur l'Exode et la conquête de Canaan. Les données de l'archéologie attestant que la Palestine se trouvait sous contrôle militaire égyptien vers 1450 avant notre ère, l'hypothèse d'une conquête de Canaan par les Hébreux à cette époque se trouve d'autant plus compromise.
De manière générale, les milieux archéologiques rejettent l'idée d'une conquête de Canaan par une armée d'envahisseurs hébreux, qui n'est validée par aucune trace dans les vestiges des fouilles. Pierre de Miroschedji, directeur du Centre de Recherche Français de Jérusalem, souligne que les villes de la conquête énumérées dans le Livre de Josué tantôt n'existaient pas à l'époque supposée de leur conquête dans la Bible (vers 1250 av. J.-C.), tantôt n'ont pas été détruites, tantôt ont été détruites mais à une date différente. Ces destructions de cités s'échelonnent en effet sur une durée sur plus d'un siècle et demi, et non pas dans le temps court du récit biblique, et concernent un phénomène général, touchant des régions n'ayant rien à voir avec l'histoire d'Israël. Il s'agit d'une dynamique de grande ampleur, à l'échelle du bassin de la Méditerranée orientale, qui se situe lors du passage de l’Âge du Bronze à l’Âge du Fer, et que Pierre de Miroschedji appelle un effondrement systémique.
Durant cette période d'effondrement systémique, vers 1200 avant J.-C., correspondant à la date de l'éclipse de Gabaon, se produisit une série de bouleversements politiques, parmi lesquelles l'invasion des Peuples de la Mer, parmi lesquels se trouvaient les Philistins. Les plaines côtières furent les plus touchées par ces mutations, mais les zones montagneuses connurent aussi des changements. Dans les montagnes de Cisjordanie apparaissent en effet, à cette époque située au tournant des XIIIe et XIIe siècles avant notre ère, les premiers Israélites. L'archéologie permet d'observer la croissance progressive de cette population habitant les collines au centre du pays, qui se développa de manière continue par rapport à la culture cananéenne de l'époque précédente.
L'éclipse de Gabaon ne viendrait donc pas, loin de là, valider l'ensemble du récit de Josué sur la conquête de la Terre Promise par une armée hébraïque, mais serait plutôt à interpréter comme le souvenir lointain et imprécis d'un événement astronomique qui remonterait aux temps où émergeait progressivement la culture israélite en Cisjordanie. Encore faudrait-il prouver que le matériel diégétique à l'origine de ce passage du livre de Josué fasse bel et bien référence à cette éclipse de 1207, et non pas à une autre plus récente, ce qui est loin d'être assuré. Si tel était cependant le cas, ce passage du Livre de Josué produirait alors le témoignage d'un événement astronomique qui parut dans toute sa dimension insolite aux yeux des populations de Canaan, confrontées aux grands bouleversements du tournant des XIIIe et XIIe siècles avant notre ère.
Source : Thomas Cavaillé-Fol, avec Pierre-Yves Bocquet et Jean-Baptiste Veyrieras, "Révélations sur la Bible", Science & Vie, n°1205, février 2018, p.60-79, ici p.68-69.
Références :
La Bible dévoilée. Les révélations de l'Archéologie, film réalisé par Thierry Ragobert, 2005, chapitres 2 et 7 de l’épisode 1 ; chapitre 2 de l’épisode 3 ; chapitre 3 de l’épisode 4.
Pierre de Miroschedji, revue “La Recherche” n° 391, p. 32, p. 38.
コメント