Les chrétiens, au même titre que les autres êtres humains, appartiennent à un même univers. Notre époque connaît plusieurs mutations qui questionnent notre conception traditionnelle du monde. On peut les résumer en quatre points : le défi sociétal touchant les modes de vie et les choix d’existence individuels, notamment en matière de famille et de sexualité ; le défi politique concernant la crise des démocraties occidentales face à la montée des populismes et à la force des régimes autoritaires ; le défi environnemental confrontant l’humanité à l’éventualité de sa propre auto-destruction ; enfin, le défi transhumaniste qui la met face à ses rêves de dépassement par la technique. Dans les Églises et les mouvements religieux, les opinions divergent sur l’attitude à adopter face à ces mutations : entre l’option de tout accepter et celle de tout refuser, il existe peut-être une voie juste et raisonnable qui permettra aux croyants d’apporter leur pierre pour construire un monde meilleur.
Le défi sociétal
Les sociétés occidentales ont traversé trois siècles de sécularisation, engagée par les Lumières au XVIIIe siècle. La pratique religieuse autant que l’identification à une confession diminuent, certes selon des rythmes et des ampleurs différenciés selon les pays. S’étant rétractée à quelques poches communautaires, la sphère du religieux ne domine plus les représentations du monde et les modes de vie. Les structures traditionnelles qui exerçaient une fonction normative sur la société, que ce soit l’Église, l’armée (par le service militaire ou la conscription), l’école, les syndicats ou les partis politiques de masse, sont soit en déclin, soit en difficulté. L’individualisme, associé à l’essor de la société de consommation, a multiplié les possibilités d’orientation et de choix d’existence, que ce soit dans le champ professionnel, culturel, religieux ou politique. Comme l’engagement militaire ou militant, la foi s’est éloignée du champ institutionnel pour devenir davantage une question de choix de vie personnel.
La société, moins homogène, davantage ouverte sur les différentes cultures du monde, fait désormais coexister plusieurs manières de percevoir et de vivre, en accordant davantage de libertés à l’individu dans ses choix. Alors que le modèle traditionnel du couple hétérosexuel marié à vie s’effrite, du fait de la montée des divorces et des séparations, des modes de vie alternatifs s’affirment, notamment dans le domaine de l’amour et de la sexualité, à travers l’union libre, le polyamour, les sexualités LGBT, et obtiennent une reconnaissance par la société et la loi. Le caractère innovant de ces pratiques a effrayé les plus conservateurs, comme l’atteste le mouvement de la Manif pour tous en France, mais d’une manière générale, demeure majoritairement accepté par une société devenue plus ouverte et plus tolérante à l’égard de ces questions : l’expérience quotidienne confirmée par plusieurs études sociologiques démontre que ces familles nouvelles ne connaissent pas plus de difficultés à vivre et à s’insérer que les familles traditionnelles, que ce soit dans le bonheur du couple ou l’épanouissement des enfants.
Ces transformations sociétales affectent aussi le monde chrétien, y compris dans ses franges les plus conservatrices. Les Églises voient dans leurs rangs de plus en plus de familles monoparentales, de personnes divorcées ou remariées ; de nombreux foyers chrétiens, y compris parmi les plus fervents, connaissent des difficultés de tous ordres à laquelle leur foi a peine à répondre ; cette foi ne se transmet pas forcément uniformément d’une génération à l’autre, et il existe des différences d’orientation au sein de plusieurs assemblées et familles. Certaines règles de l’Église, touchant notamment à la place des femmes et des personnes homosexuelles, ne font plus pleinement consensus.
Le défi politique
La chute de l’URSS en 1991 avait pu faire penser à une victoire des démocraties libérales sur le communisme et les idéologies totalitaires. Depuis les années 2000, le modèle de la démocratie occidentale se trouve cependant mis à mal. L’islamisme se pose comme alternative contestant l’hégémonie des États-Unis et de leurs alliés ; ses manifestations les plus violentes ont conduit à de nombreux attentats terroristes, en particulier dans des régions du monde où l’État de droit se trouvait en faillite, que ce soit au Sahel ou en Asie Centrale. La montée en puissance de la Chine avec son modèle de « socialisme de marché », associant le capitalisme dans le champ économique à un régime totalitaire associant communisme et nationalisme dans le champ politique, infirme l’idée que le progrès économique s’accompagnait forcément de la démocratisation.
Une frange fondamentaliste ou intégriste du monde religieux a contribué dans plusieurs États à l’élection de dirigeants populistes, contestant les institutions de la démocratie représentative et les avancées des droits de certaines parties de la population (femmes, LGBT, immigrés, minorités religieuses) : Donald Trump aux États-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, le parti PIS en Pologne, Viktor Orban en Hongrie, Narendra Modi en Inde, la Lega en Italie, Benyamin Netanyahou en Israël en sont les exemples les plus significatifs. En se nourrissant des craintes d’une grande partie de l’électorat à l’égard des conséquences de la mondialisation, ces forces politiques s’appuient sur une vision ultra-conservatrice voire réactionnaire du religieux associée à un programme nationaliste pour engager un repli sur soi sur une ligne sécuritaire peu soucieuse du droit des minorités, de la liberté d’expression et de la justice sociale et environnementale.
Le défi social et environnemental
L’accroissement de l’exploitation des ressources naturelles, associée aux révolutions industrielles successives qui ont transformé le monde à partir de la fin du XVIIIe siècle, a fait advenir la suprématie d’un mode de vie consumériste engendrant de nombreuses pollutions et nuisances sur la santé, l’environnement et la biodiversité. La croissance exponentielle des émissions de carbone a entraîné, par l’effet de serre, le réchauffement du climat, porteur de nouveaux risques pour les sociétés, que ce soit en terme de sécheresses, de submersions marines, de perturbations météorologiques, de transformations géomorphologiques affectant notamment les espaces polaires, avec la fonte des glaces et le dégel du permafrost. L’utilisation massive des engrais, pesticides, plastiques, perturbateurs endocriniens et autres agents chimiques a multiplié les menaces pesant sur la santé et les équilibres naturels. Le recours croissant aux technologies numériques suscite de nouveaux besoins énergétiques auxquels doit faire face un secteur de production électrique affecté par le risque nucléaire et par la pollution des centrales thermiques. La surconsommation de produits obsolescents rend le mode de vie occidental insoutenable à long terme.
Cette réalité environnementale est contestée par une frange fondamentaliste du monde religieux, notamment parmi certains évangéliques. La raison de ce déni s’explique par le refus d’une lecture de la destinée humaine qui soit différente de l’eschatologie traditionnelle appuyée sur une interprétation étroite des Écritures. L’idée que l’être humain puisse provoquer de lui-même sa propre perte va à l’encontre du dogme fataliste de la toute-puissance de Dieu. Les fondamentalistes sont par ailleurs plus enclins à chercher les causes des événements dans une volonté divine émanant d’un Dieu omnipotent, que dans l’observation méthodique des causes physiques et sociales prônée par les sciences.
Le défi transhumaniste
Les progrès de la médecine, des sciences du vivant, de l’ingénierie et des nouvelles technologies de l’information et de la communication ont ouvert de nouvelles possibilités touchant à la durée de vie et à la reproduction des êtres humains. Du côté des sciences du vivant, il est question de conservation par cryogénie, de régénération des corps pour décupler les possibilités de longévité. Du côté des technologies de l’information, il existe des rêves de sauvegarder l’esprit humain pour le transmettre et le réincarner sur un nouveau support. Le versant technologique conçoit des projets d’augmentation des capacités humaines par l’hybridation entre le biologique et le mécanique, afin d’accroître la force physique, les capacités de mémoire, de calcul et de communication, de développer de nouveaux pouvoirs comme la télépathie. Au-delà de la volonté multiséculaire de guérir les maladies, il s’agit d’une vision plus ambitieuse qui entend faire accomplir à l’espèce humaine un saut vers une autre modalité d’existence. La nouveauté est que ce saut ne serait plus l’œuvre naturelle d’une évolution lente et progressive, mais d’un projet transhumaniste conçu par l’homme aidé de l’intelligence artificielle qu’il a créée.
L’Église divisée face à ces défis
Le monde religieux est partagé entre trois tendances. L’une, fondamentaliste et réactionnaire, prône l’avènement d’une théocratie gouvernée par une loi religieuse très restrictive sur le plan des libertés, renouvelant ainsi l’alliance du trône et de l’autel qui prévalait sous l’Ancien Régime ; cette tendance prend le nom de dominationnisme chez les évangéliques, trouvant son pendant chez certains courants intégristes du catholicisme, ou encore chez certains salafistes tenants de l’islam politique. La tendance opposée, libérale et progressiste, entend adapter le religieux aux spécificités du siècle présent, d’une part en acceptant le principe laïque de séparation des Églises et de l’État, qui garantit une non-ingérence du politique dans le religieux, et du religieux dans le politique, d’autre part en adaptant la doctrine de manière à retrouver le cœur altruiste et bienveillant de la foi, débarrassée de certains préjugés misogynes et homophobes nuisant à l’universalité de son message. Enfin, au centre, se trouve une majorité indécise et silencieuse de croyants, vaguement conservatrice sans être foncièrement intolérante, préférant s’abstenir d’orienter leur foi dans l’une de ces deux directions.
Tout l’enjeu est de savoir laquelle de ces tendances saura emporter la conviction au sein des différentes communautés de croyants. L’unité de l’Église, qui est souvent invoquée pour masquer ces fissures, tend à apparaître comme un vœu pieux recouvrant souvent des conflits plus ou moins véhéments entre fidèles, pouvant aboutir à des scissions d’assemblées, quand ce n'est pas le creusement des fossés qui existent déjà. Comment dès lors défendre un modèle qui puisse parler à tous en ne se fourvoyant pas dans l’idéologie aveugle et en ne provoquant pas de nouvelles divisions et incompréhensions ?
William Turner, Tempête de neige sur la mer, 1842.
Pistes pour répondre à ces quatre défis
Du point de vue de l’histoire, une chose est sûre : le monde, les chrétiens et leurs Églises ont beaucoup changé, changent et continueront de changer. Toute la question est de savoir dans quel sens et à quel rythme.
En matière de vision de la famille, qu’on regarde dans l’Ancien Testament : la polygamie des patriarches, l’usage de servantes en vue de gestations pour autrui, les mariages arrangés, les conflits fratricides au sein de vastes clans tribaux, l’obsession pour la fertilité des femmes et l’enfantement d’héritiers mâles, n’ont franchement pas de quoi enjoliver le modèle d’une famille biblique vanté par les fondamentalistes... Le modèle de la « famille traditionnelle » qu’ils vantent ne remonte pas aux temps antiques, mais à une forme occidentale de la famille nucléaire, qui s’est affirmée au XVIIIe et au XIXe siècle avec l’avènement de la bourgeoisie urbaine. Qu’on se souvienne qu’en France, au temps de Louis XIV, il était courant de voir des parents confier leurs enfants à de lointaines nourrices jusqu’à ce qu’ils parviennent à un certain âge. Dans le passé, plusieurs sociétés ont fait coexister grands-parents, oncles et cousins sous un même toit. Le système de la parenté nourricière dans le Caucase ancien faisait que les enfants des princes étaient éduqués par des tuteurs choisis par leurs parents. Dans la Grèce antique, les Spartiates retiraient les enfants âgés de sept ans à leurs parents pour les placer sous l’autorité d’un magistrat, le paidonomos, qui les plaçait dans les écoles de l’État. L’idée d’un père et d’une mère éduquant les enfants qu’ils ont engendrés n’est donc pas si ancienne que cela. Il est donc logique de considérer que ce modèle familial conçu comme traditionnel n’est pas éternel, mais qu’il connaît et connaîtra encore de nouvelles transformations.
Pour les chrétiens, il ne devrait être à mon sens pas si difficile d’accepter la nécessité d’une remise à jour doctrinale. Après tout, le Christ lui-même n’accordait pas tant d’importance à la famille comme institution ! Qu’on se souvienne de ses paroles, parfois dures : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi » (Matthieu 10 : 37) ; « Laisse les morts enterrer leurs morts » (Matthieu 8 : 22) ; « Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique » (Luc 8 : 21). En revanche, le Christ insistait sur la solidarité à l’égard des membres de la famille en tant que personnes, au nom du devoir d’assistance (Marc 7 : 10-13), rappelant par là les préceptes de l’Ancien Testament repris par les épîtres de Paul, enseignant le devoir d’honorer ses parents (Exode 20 : 12 ; Deutéronome 5 : 16 ; Éphésiens 6 : 1-3).
Au sujet de l’homosexualité, les seules paroles du Christ qui s’y rapportent vaguement ont trait, pour la première, à une comparaison entre les gens de Sodome et Gomorrhe et les Juifs de Capharnaüm qui n’avaient pas cru à son enseignement : « au jour du jugement, le pays de Sodome sera traité moins rigoureusement que toi » (Matthieu 11: 24). L’idée serait que les coutumes et les mœurs importeraient moins que l’attitude de la conscience à l’égard du divin. L’autre passage se rapporte à la loi des Juifs, que Christ entend accomplir : « il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu'à ce que tout soit arrivé. » (Matthieu 5 : 18). Or cette Loi de Moïse condamnait impitoyablement l’homosexualité (Lévitique 20 : 13). Deux réserves s'imposent cependant : les paroles de Jésus rapportées dans les Évangiles ont été mises par écrit plusieurs décennies après sa mort, et ont pu donc être adaptées pour se conformer aux normes sociétales des premiers chrétiens, fortement imprégnées par l’homophobie. D’autre part, l’Évangile de Jean rapporte une relation d’affection qui unissait le Christ à l’un de ses proches : « Un des disciples, celui que Jésus aimait, était couché sur le sein de Jésus » (Jean 13 : 23). Il ne semble pas, à mon sens, qu’il s’agisse ici d’homosexualité, mais plutôt d’une relation d’amitié, voire de profonde tendresse pour une personne de même sexe. Toutefois, ce passage pourrait fort bien être utilisé par les partisans d'une acceptation de l'homosexualité dans le christianisme, en ce qu'il démontre la légitimité d'une relation d'affection profonde pour une personne de même sexe.
Si l’on ne peut guère trouver de citation des Évangiles qui approuve explicitement l’homosexualité, on ne trouve pas en revanche, dans les paroles du Christ, de préceptes qui feraient explicitement de l’hétérosexualité une valeur essentielle de la bonne conduite. Cette possible incertitude a tôt fait d’être comblée par les apôtres qui ont ouvertement condamné les pratiques homosexuelles, en invoquant cependant des raisons qui nous paraissent aujourd’hui obsolètes (Romains 1 : 26-27 ; Jude 1 : 7, 10 ; Éphésiens 4 : 19 ; 1 Corinthiens 6 : 9 ; 1 Timothée 1 : 10). En effet, l’association systématique de l’homosexualité avec l’impudicité et l’inconduite, voire avec des forfaits n’ayant objectivement rien à voir avec la sexualité, comme le mensonge, le vol ou l’idolâtrie, ne correspond pas avec notre expérience contemporaine, où nous voyons des couples homosexuels mener une vie tranquille, paisible et honorable, éduquant leurs enfants d’une manière aussi saine que les couples hétérosexuels.
Autour de la conception chrétienne de la famille, la valeur cardinale qui importe est donc celle de l’amour (Marc 12 : 31 ; Jean 3 : 16 ; Galates 5 : 22). L’universalité de cet amour prôné par le Christ et ses disciples contient dans ses principes la possibilité d’une acceptation de l’homosexualité, malgré le fait que la culture homophobe imprégnant cette partie de l’Orient ancien où le christianisme s’est développé a fortement influencé les conceptions de la sexualité qui perdurent encore aujourd’hui.
Concernant la procréation, et notamment la gestation pour autrui, la Bible me semble offrir plus de perspectives qu'on ne le pense a priori. Après tout, Abraham n'y a-t-il pas eu recours avec Agar, la servante de Sarah (Genèse 16) ? Et si l'on lit l'évangile de Luc, le fait qu'un ange demande à Marie, une femme alors non mariée, de porter l'enfant de l'Esprit Saint ne revient-il pas à une forme de GPA (Luc 1 : 26-38) ? Il s'agit certes de cas très exceptionnels, controversés et fort éloignés, j'en conviens ! Que le christianisme s'oppose, au nom de la dignité humaine, à ce que le corps des femmes soit exploité, utilisé au service d'intérêts marchands pour faire du profit sur le marché de la procréation, c'est assurément une très bonne chose. En revanche, il peut exister une forme de GPA éthique, basée sur une relation altruiste, bénévole et volontaire. Cet acte de procréation revient à un acte de solidarité de la part d'une mère porteuse libre et non contrainte, dont l'aspect financier se limite à la seule prise en charge des coûts, sans chercher à faire du profit ; la chose existe déjà dans plusieurs parties du monde, certaines femmes ayant accepté par conviction de porter l'enfant de couples homosexuels. Quand l'acte de procréation est fait dans l'amour, la bienveillance, le souci de l'autre, la sincérité, l'esprit de responsabilité et le respect des lois, les raisons d'avoir peur doivent s'effacer.
En matière d’environnement, la doctrine chrétienne pâtit d’une conception anthropocentrée instituant l’homme comme maître et dominateur de la nature, remontant à ce verset de la Genèse : « soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre » (Genèse 1 : 28). Certains auteurs, comme le médiéviste américain Lynn White (« The Historical Roots of Our Ecological Crisis », un article publié en 1967 dans la revue Science), imputent au christianisme la perte d’une ancienne conception écologiste en vigueur dans les différents polythéismes païens, qui attribuaient une valeur sacrée aux éléments de la nature. Cette thèse a été contestée par son manque de nuance, mais continue de faire référence. De fait, plusieurs climatosceptiques se repèrent dans les courants évangéliques conservateurs. Néanmoins, une réflexion chrétienne a investi le champ de l’écologie, visible notamment à travers la récente encyclique Laudato si’ du pape François publiée en 2015. L’idée d’une responsabilité chrétienne à l’égard de la nature, dont l’être humain serait l’intendant, puise ses racines dans l’idée d’une solidarité entre les diverses parties de la Création, inspirée par l’amour de Dieu pour ses créatures, visible notamment à travers le mythe de Noé sauvant les animaux du Déluge en les accueillant dans l’Arche, ou dans ce verset des Évangiles avançant que Dieu prend soin de la nourriture des moineaux et des lis des champs (Matthieu 6 : 26 ; Luc 12 : 27). La beauté de la nature est exaltée à travers plusieurs passages des Écritures, notamment dans les Psaumes (103) et le livre de Job (Job 38-41).
Associé à la dénonciation de la cupidité et de l’accumulation égoïste des richesses (Luc 6 : 24 : Jacques 5 : 1 ; Luc 12 : 13-21), l’idéal de la sobriété chrétienne (1 Pierre 5 : 8 ; Galates 5 : 21), défendu par plusieurs générations d’ascètes et de frugaux, est à même de répondre aux excès de la société de consommation, d’autant plus qu’il s’accompagne d’un impératif de solidarité et de partage des biens en faveur des plus modestes (Lévitique 25 : 35 ; Proverbes 14 : 21 ; 19 : 17 ; Ésaïe 58 : 7 ; Matthieu 5 : 42 ; Luc 3 : 11 ; Jacques 1 : 27). Cet altruisme chrétien est malheureusement parfois dévoyé par les plus conservateurs qui entendent en faire une arme de prosélytisme, ou bien en restreignent l’usage en direction de catégories de population considérées par eux comme infréquentables.
Concernant le domaine politique, la Bible contient des injonctions contradictoires. Une partie des Écritures, inspirée par l’école deutéronomiste de Jérusalem qui rédigea une grande partie de l’Ancien Testament dans le royaume de Juda converti au monothéisme au VIIe siècle avant notre ère, se réfère à l’idéal d’un État théocratique, gouverné par Dieu à travers ses représentants, les prêtres et les rois croyants en une foi pure et implacable. D’autres écrits, qui concernent la situation des Juifs en Exil, comme le livre de Daniel, ou des croyants juifs et chrétiens sous la domination romaine, comme les Évangiles et les Épîtres des apôtres, font état d’une toute autre vision des choses. Aux croyants vivant sous une autorité non croyante, ces écrits recommandent une certaine obéissance aux lois et aux gouvernements (Romains 13 : 1-7 ; 1 Pierre 2 : 13-14), tant que ceux-ci n’entravent pas les fondements de la liberté de culte (Actes 5 : 29). Le Christ a lui-même formulé les principes d’une forme de laïcité, par cet adage devenu célèbre : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Luc 20 : 25), en appelant à distinguer ce qui relevait du politique de ce qui relevait du religieux.
L’histoire du christianisme reste marquée par cette longue période, allant du IVe au XIXe siècle, où cette religion occupa le statut de culte d’État, et put imposer ses lois dans de nombreuses parties du monde, au prix de plusieurs compromissions, guerres, crimes et dévoiements. Du souvenir de cette période vient pour une grande part le dégoût de nos contemporains à l’égard du christianisme, ce qu’on peut pleinement comprendre. Avec la sécularisation, le christianisme redevient de plus en plus la religion de communautés minoritaires, renouant ainsi quelque peu avec les conditions de son point de départ, au début de notre ère. Des chrétiennes et des chrétiens s’engagent en politique ; certains pour tenter de conserver ce qui reste d’un ordre social traditionnel ; d’autres pour faire œuvre de bienveillance inconditionnelle au service d’un bien commun devenu laïque, sans arrière-pensée cléricale.
Certes, la Bible a été écrite à une époque où la démocratie et les droits humains n'existaient pas en tant que tels. Et cette Bible a été écrite par des gens qui approuvaient l'esclavage, l'inégalité des sexes, la peine de mort, et tant d'autres misères... Mais il n'est plus besoin de faire la preuve que christianisme, humanisme, démocratie et progrès social sont devenus pleinement compatibles : qu'on relise les travaux des humanistes chrétiens comme Érasme, Montaigne et La Boétie ! qu'on se souvienne de ce qu'ont fait l'abbé Grégoire pour la Révolution française, William Wilberforce pour l'abolition de l'esclavage, Marie Maugeret pour le féminisme chrétien en France, Albert de Mun, Marc Sangnier et la communauté de Sant'Egidio pour le christianisme social et progressiste, Martin Luther King pour les droits civiques des Noirs, et plus jusqu'à nos jours, Joshua Wong pour les libertés publiques à Hong Kong et Alexandria Ocasio-Cortez pour la justice sociale aux États-Unis ! Qu'on n'oublie pas à quel point la figure du Christ a pu inspirer les militants de la liberté face à l'oppression, les défenseurs de la non-violence face à la force brutale.
Les défis liés aux nouvelles technologies, aux changements fondamentaux affectant la manipulation du vivant, la gestion du début et de la fin de l’existence humaine, ainsi que la continuation de l’espèce, posent de nombreuses et épineuses questions au christianisme comme aux autres courants religieux et philosophiques. La définition du progrès et du bien commun prête à controverse, certains ayant une confiance aveugle dans les innovations scientifiques et techniques pour résoudre tous les problèmes de l’humanité, d’autres campant au contraire sur une position uniformément technophobe et rétive à tout changement. Dans ce domaine comme dans d’autres, les expériences pionnières et les tâtonnements individuels précèdent la pratique de masse puis la régularisation par la loi, laissant ainsi peu d’espace au questionnement éthique. L’attention du christianisme pour les plus faibles, ainsi que son acceptation d’une certaine fragilité de l’existence et de ses limites, tend à entrer en conflit avec les partisans d’un transhumanisme convaincus de la capacité de l’être humain à repousser ses limites et à évacuer toute forme d’infirmité ou de faiblesse, que ce soit par la sélection des embryons, les manipulations génétiques, ou le choix de l’euthanasie. L’envie de performance, le dégoût pour toute forme de souffrance ou de frustration, qu’elle soit liée à la santé, à la fin de vie ou au désir d’enfant, prennent leurs racines dans des motivations bien humaines. Toute la question est de savoir quelles valeurs, quelles normes, quelles lois, quelles limites saines peuvent satisfaire ces aspirations en tempérant leurs effets néfastes en matière de bioéthique et de justice sociale. Elles sont sans doute pour une bonne part à réinventer, car dans un domaine où tant d’innovations se font jour, le dogmatisme suranné a fort peu de chances d’être approprié.
Car être progressiste, ce n'est pas tant faire preuve d'un optimisme béat devant toutes les nouveautés et faire du Progrès un dieu incontestable. C'est plutôt considérer que la foi, notre manière de la penser et de la vivre, peuvent progresser avec notre temps, apprendre du monde dans lequel nous évoluons, afin de pouvoir à notre tour l'améliorer. Être chrétien et progressiste, c'est considérer qu'il ne suffit pas de répéter la Bible ou de conserver une tradition pour résoudre tous les problèmes, mais croire que l’Éternel nous a donné une intelligence digne d'être utilisée pour faire l'inventaire du passé, innover et rebâtir le bien commun. Opter pour le choix fondamentaliste, le repli du christianisme enfermé dans une forteresse de sectarisme et de ressentiment intégriste, c'est condamner la foi chrétienne à se scléroser, à se fossiliser, à s'éteindre faute de renouveau, à l'image des anciens cultes disparus, faute d'avoir pu convaincre tout un chacun de ce que cette foi pouvait apporter encore pour vivre aujourd'hui.
Être progressiste, c'est avoir une certaine confiance dans le meilleur de l'humain, qui soit suffisamment tempérée par une certaine conscience de la fragilité des individus et de leurs réalisations. Être progressiste, ce n'est pas vouloir abolir toute limite ou détruire tout l'ancien pour le nouveau ; c'est comprendre le passé et le présent pour en tirer les leçons utiles en vue d'un avenir espéré comme meilleur.
Tout l’enjeu, pour une vision progressiste de la foi chrétienne, réside donc dans la capacité de l’Église à regarder son passé, à faire l’inventaire de l’élaboration complexe de sa doctrine, à effectuer un retour aux sources qui ne se caricature pas dans la réaction fondamentaliste, mais qui se nourrisse des principes émancipateurs du christianisme : la liberté de pouvoir mener une vie droite, l’amour tourné vers l’autre. N'est-ce pas là un beau défi ?
Nicolas Preud'homme.
Comments