Qu’entend-on lorsque des chrétiens affirment que la Bible est vraie, ou que des contradicteurs pointent en elle des erreurs ? Parle-t-on des mêmes vérités lorsque l’on se demande s’il y a une vie après la mort, si les murailles de Jéricho sont tombées par la sonnerie des trompettes israélites, ou si les préceptes de l’apôtre Paul concernant la place des femmes dans l’Église doivent être toujours observés aujourd’hui ?
Les milieux fondamentalistes promeuvent une vision monolithique de la vérité. Ils prétendent qu’elle se trouve entièrement dans toute la Bible – bien entendu, dans leur Bible, car les Églises divergent encore sur le canon des livres sacrés. Ils prétendent la connaître et la défendre contre les mécréants relégués dans l’erreur, détenir en quelque sorte un monopole sur elle, oubliant l’histoire compliquée des sources d’inspirations et des reprises diverses qui ont présidé à la rédaction des textes et à leur circulation. Ils prétendent qu’elle ne supporte aucune critique ni remise en cause, négligeant la raison et l’indépendance de l’esprit d’analyse, alors que Dieu a donné l’intelligence aux êtres humains pour mieux comprendre la beauté et la complexité de l’univers.
Un épouvantail est souvent dressé par les fondamentalistes, à savoir le relativisme. Ce dernier est souvent assimilé à l’indifférence, à la perte de repères, au doute généralisé, au nihilisme, voire au cynisme. Selon eux, si un individu ne croit pas à « la » vérité, il serait de toute évidence plongé dans les ténèbres de l’ignorance et de l’amoralité, voué à la perdition de l’âme. Il m'est arrivé de lire ce genre d'argument aberrant : « Si vous ne croyez pas en Dieu, qu'est-ce qui nous dit que vous ne commettrez pas un crime demain ? » Devrait-on leur rétorquer : « Dieu est-il la seule raison qui vous empêcherait de vous conduire comme un criminel ? » Derrière le fondamentalisme se cache la vision la plus pessimiste, la plus avilissante, la plus noire de l'humanité, qui justifierait sa mise en esclavage à une idéologie totalitaire au prix de ce qu'elle a de plus précieux, l'intelligence, l'esprit de nuance, la raison critique, l'humour, la beauté, la liberté.
Considérons avec l'Ecclésiaste la valeur de la réflexion et de la recherche du savoir : « j'ai vu ceci : il reste quelque chose de plus à la sagesse qu'à la folie, comme il reste quelque chose de plus à la lumière qu'aux ténèbres ; le sage a ses yeux là où il faut, mais l'insensé marche dans les ténèbres » (2 : 13-14). « J'ai éprouvé tout cela par la sagesse. J'ai dit : j'aurai de la sagesse. Mais elle reste loin de moi. Ce qui existe est loin, profond, profond, qui peut l'atteindre ? » (7 : 23-24). « Oui, j'ai appliqué mon cœur à tout cela, j'ai fait de tout cela l'objet de mon examen, et j'ai vu que les justes et les sages, et leurs travaux, sont dans la main de Dieu, et l'amour aussi bien que la haine ; les hommes ne savent rien : tout est devant eux » (9 : 1).
Le devoir des chrétiens n’est pas de savoir toute la vérité, ni d’imposer la perfection éternelle, ni de s’identifier à un point de vue universellement objectif, car on s’accordera que de tels objectifs sont humainement impossible. Nous connaissons, pratiquons et témoignons de quelques vérités, acquises au cours de la vie, par l’enseignement, l’expérience, la réflexion. Ces vérités morcelées, plurielles, ne sont pas simples : certaines semblent se contredire, d’autres sont remises à jour par de nouvelles découvertes, d’autres laissent une place à l’hypothèse, au doute, à la nuance. Parler de vérité au singulier, c’est se mettre du point de vue de l’unité, de l’absolu : une perspective surhumaine qui ne peut être que le domaine du divin. Il est donc sage de parler de vérités au pluriel lorsque nous étudions les textes bibliques.
Ce billet propose trois critères pour appréhender ces vérités, en prenant pour étude de cas un passage assez savoureux à propos des Crétois, tiré de l’épître de l’apôtre Paul à Tite (Tite 1 : 12-13).
Branche de laurier de William Adolphe Bouguereau (1825-1905)
Quelque chose est vrai parce que son auteur parle vrai, témoigne de manière intègre de ce qu’il voit, fait et pense en son nom propre : il s’agit de l’authenticité.
On est authentique dès lors que l’on adhère à ce que l’on avance, même si notre avis s’avère factuellement inexact, partiel ou incomplet.
Lorsque l’apôtre Paul écrit, en citant le poète grec Épiménide : « L’un d’entre eux, leur propre prophète, a dit : ‘‘Crétois toujours menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux’’. Ce témoignage est vrai » (Tite 1 : 12-13), il exprime son opinion personnelle de manière sincère. Visiblement, l’auteur de l'épître à Tite approuve ce qu’écrit Épiménide, il met par écrit son avis dans une lettre où il exprime clairement ce qu'il pense.
La proposition « l'auteur de l'épître à Tite reprend une citation d’un poète écrivant que les Crétois sont menteurs, méchantes bêtes et paresseux » serait donc vraie au sens de l’authenticité, dans le mesure où l'analyse admet que le texte poétique n’a pas été falsifié ou faussement attribué, et que l'auteur de cette épître l’assume ouvertement, sans déguiser sa pensée.
Si le premier verset de l’épître à Tite présente explicitement Paul comme l’auteur de la lettre, les exégètes de la Bible demeurent toutefois divisés sur l’attribution de cette épître. L’interprétation fidéiste, qui se fit à la lettre du texte, considère que l’Épître à Tite et la Première lettre à Timothée ont été composées par Paul à Philippes, soit durant son troisième voyage missionnaire (53-58 de notre ère), lors du séjour mentionné en Actes 20, 3, soit plus tard, au milieu des années 60, vers la fin de la carrière de l’apôtre, après sa captivité à Rome. Cependant, l’option avancée par les partisans d’une approche plus critique des textes estime que l’auteur serait un disciple de Paul ayant écrit au tournant du Ier et du IIe siècle de notre ère. Même si la philologie a longtemps débattu pour savoir si Paul était bien l'auteur des épîtres pastorales, dont cette lettre à Tite, il est cependant clair que cette épître est un document renseignant de manière authentique sur les premiers temps du christianisme (1).
On peut se référer aux différents avis exprimés chez Raymond E. Brown, Que sait-on du Nouveau Testament ?, Bayard, 2011, p. 692 ; Stanislas de Lestapis, L'énigme des Pastorales de St Paul, Paris, Gabalda, 1976 ; Yann Redalié, « Les épitres pastorales », dans Daniel Marguerat (dir.), Introduction au Nouveau Testament, Labor et Fides, 2008. La question, qui fait l’objet d’un débat entre spécialistes, n’est pas donc close, car de nouveaux éléments d’analyse ou pistes d’interprétation peuvent venir changer la probabilité des avis exprimés par les commentateurs. La vérité est plutôt affaire ici de probabilité, de vraisemblance d’une hypothèse. Dans l’incertitude, plusieurs hypothèses peuvent être probables, même si toutes ne sont pas vraies.
Quelque chose est vrai parce que cette parole est en adéquation avec le fait auquel elle se réfère, en avançant un savoir fondé sur les critères de la méthode scientifique : il s’agit de l’exactitude.
Un énoncé est exact lorsqu’il exprime un sens qui satisfait aux critères de la méthode scientifique, axée sur la validité des paradigmes de départ, la cohérence des propositions, le croisement des sources et le bon usage de la preuve.
Lorsque Paul affirme que l’auteur de la citation est un poète et un prophète issu du peuple crétois, il est effectivement dans le vrai. La philologie a effectivement identifié un certain Épiménide de Knossos, poète crétois ayant vécu au VIe siècle avant notre ère. L’existence de ce personnage est historiquement attestée grâce à d’autres témoignages complémentaires, notamment Platon (Lois, I, 642d), la Constitution des Athéniens (§1), ainsi que Diogène Laërce (Vies des philosophes illustres, I, 109-112, 114-115). Paul de Tarse n’est d’ailleurs pas le premier à avoir cité ce vers, car avant lui, le logicien Euboulide de Milet, vers 350 avant notre ère, s’en était servi pour constituer son célèbre paradoxe : « le Crétois dit que les Crétois mentent toujours » (Diogène Laërce, II, 108). L’étude de l’usage des vers d’Épiménide par Paul de Tarse a notamment fait l’objet d’un article de Pierre Courcelle, « Un vers d’Épiménide dans le « Discours sur l’Aréopage » », Revue des Études Grecques, volume 76, n° 361, 1963, p. 404-413.
Lorsque Paul reprend pour son compte l’opinion d’Épiménide sur les Crétois : «Crétois toujours menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux » (Tite 1 : 12-13), il exprime aussi un point de vue lié à sa propre expérience. Visiblement, il constate que son œuvre missionnaire en Crète a rencontré des difficultés. Les versets 10 et 11 du même passage dénoncent les vains discoureurs et les mauvais enseignants dans l’Église de Crète. Paul a choisi d’illustrer sa condamnation à l’égard de ces Crétois particuliers par un vers exprimant un propos d’ordre général, un cliché national en quelque sorte, avec toute la dose de caricature et d’outrance que cela comporte.
La proposition avancée par Paul, « Crétois toujours menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux » est en partie vraie, au sens où il y a certes des Crétois qui mentent, qui se montrent méchants ou paresseux. Elle est en revanche factuellement fausse dans son caractère général, car évidemment tous les Crétois ne sont pas tombés dans ces travers moraux. Peut-être même qu’au cours de ces disputes de Paul avec ces Crétois, certains d’entre eux ont pu énoncer quelques opinions judicieuses. Si nous avions accès à leurs écrits, nous aurions vraisemblablement une version bien différente de leurs propres opinions. Les croyants qui ont vécu dans le passé comme ceux qui vivent actuellement sur l’île de Crète n’ont pas à se sentir concernés par ce jugement de l’apôtre Paul à leur égard, car selon les principes du christianisme, Dieu les aime autant que les autres !
Quelque chose est vrai parce que celui qui reçoit cette parole trouve un éclaircissement sur sa propre condition ainsi que des ressources pour mener une vie spirituelle éthiquement saine et droite : il s’agit de la validité morale.
La proposition avancée par Paul, « Crétois toujours menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux », est évidemment choquante et inacceptable dans une perspective chrétienne qui prône l’amour du prochain, la non-violence à l’égard de l’adversaire, le refus de tout dénigrement à l'égard de la dignité des personnes.
La parole de Paul est ici d’ordre polémique : il s’agissait de frapper les esprits pour montrer le degré d’indignation qui animait l’apôtre Paul dans ses disputes théologiques. La disqualification de l’adversaire utilise des moyens rhétoriques à travers le lexique, les images, les figures de style. Il ne s’agissait pas tellement pour l’apôtre Paul d’énoncer ici un discours descriptif exact sur l’esprit des Crétois, mais de dénoncer ceux qui parmi les Crétois entravaient son œuvre d’évangélisation.
Plutôt que la valeur de son enseignement doctrinal, ce passage présente l'intérêt de nous questionner dans notre manière d'utiliser la parole dans le débat d'idées : chercher à démolir l'adversaire en usant d'un artifice rhétorique comme le fait Paul est-il un procédé juste dans la perspective de la foi chrétienne ? Personnellement, je ne le crois pas. La verve est belle quand elle touche à des idées, à des mœurs, à des pratiques, à des caractères dont les travers doivent être corrigés, mais abjecte lorsqu'elle s'attaque aux personnes sans laisser de place à la réplique et à la discussion équitable.
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La Bible étant un ensemble de livres divers, écrits par des auteurs de conditions différentes, ayant vécu à des époques fort éloignées l’une de l’autre, la plupart du temps longtemps après les faits évoqués, elle témoigne de plusieurs points de vue humains sur le monde et sur Dieu, avec pour chacun d’eux une valeur, une pertinence, une force évocatrice mais aussi des limites et des carences. La vérité n’a pas le même intérêt selon qu’on la cherche en fidèle pratiquant, en philologue, en prédicateur ou en prédicatrice, en spécialiste d’histoire ou de théologie.
Soyons donc humbles face à la vérité. Il n'est guère besoin d'avoir une idée exacte de Dieu pour faire le bien et espérer l'avènement d'un monde plus juste. La vie spirituelle ne saurait se satisfaire d'un carcan de dogmes figés et de concepts immobiles. Elle cherche activement dans tous les domaines du savoir et de l'expérience les traces d'une présence sublime.
« Qu'est-ce que la vérité ? » À cette question que posait Pilate, du haut de huit siècles de culture gréco-romaine, à un humble prédicateur juif venu de Galilée, ce dernier préféra y apposer la beauté de son silence (Jean 18 : 38). Le Christ se définissait comme la vérité, mais aussi comme le chemin et la vie (Jean 14 : 6). Or, un chemin se parcourt, et une vie se traverse ; on ne peut prétendre les maîtriser de bout en bout, on ne saurait en prévoir tous les détours, les embûches ou les péripéties. En disciples du Christ, recherchons donc sincèrement la vérité, mais défendons-nous absolument de la posséder.
Nicolas J. Preud'homme
(1) Voir : Yann Redalié, « Les épîtres pastorales », dans Daniel Marguerat (dir.), Introduction au Nouveau Testament, Labor et Fides, 2008, 4e éd. (1ère éd. 2001), p. 345-347.
Stanislas de Lestapis,L'énigme des Pastorales de St Paul, Paris, Gabalda, 1976.
Référence de l'image : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/69/William-Adolphe_Bouguereau_%281825-1905%29_-_Laurel_Branch_%281900%29.jpg
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