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  • Photo du rédacteurNicolas J. Preud'homme

Jésus et Siousir : les curieux parallèles d’un conte égyptien avec un récit de l’Évangile de Luc

Dernière mise à jour : 8 juil. 2020

Setné et les prodiges de son fils Siousir est le titre d'un récit conservé dans un papyrus d’époque romaine, datant plus précisément du règne de Claude (41-54) et rédigé en démotique. Le héros de cette histoire s’appelle Setné Khâenouaret, fils du pharaon Ramsès II. Celui-ci se désolant de ne pas avoir d’enfant de son épouse Méhousékhé, la femme du roi décide alors de se rendre dans un temple pour implorer le secours divin. Après avoir absorbé un remède prescrit par le dieu, Méhousékhé met au monde un enfant nommé Siousir, qui se distingue très vite par ses facultés exceptionnelles.


« Il grandit et devint fort. On le mit alors à l’école. Mais il se montra plus compétent que le scribe qu’on avait commis pour l’instruire. L’enfant Siousir en vint à controverser avec les scribes de la Maison de Vie dans le temple de Ptah. Son esprit se montra si pénétrant qu’ils en furent émerveillés comme jamais. Setné l’aimait tellement qu’il le fit amener à la fête devant Pharaon, de telle sorte que Pharaon et les grands lui posèrent toutes sortes de questions et il répondit à toutes sans exception ».


Ce texte présente de grandes ressemblances avec le récit de l’enfant Jésus au Temple de Jérusalem parmi les docteurs de la loi, livré par l’Évangile de Luc, composé au cours des années 70-80.


« Les parents de Jésus allaient chaque année à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Lorsqu'il eut douze ans, ils y montèrent avec lui comme c'était la coutume pour cette fête. Puis, quand la fête fut terminée, ils repartirent, mais l'enfant Jésus resta à Jérusalem sans que sa mère et Joseph s'en aperçoivent. Croyant qu'il était avec leurs compagnons de voyage, ils firent une journée de chemin, tout en le cherchant parmi leurs parents et leurs connaissances. Mais ils ne le trouvèrent pas et ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher. Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des maîtres ; il les écoutait et les interrogeait. Tous ceux qui l'entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses ».


Évangile de Luc, 2 : 41-52. Segond 21 Copyright © 2007 - 2020 Société Biblique de Genève.



Albrecht Dürer, Jésus parmi les docteurs, panneau du Polyptyque des Sept Douleurs (1494-1497), Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde.


La comparaison de ces deux passages n'amène pas à déduire une parenté directe entre les deux œuvres, aux buts et aux contenus fort différents. Néanmoins, l'apparition de motifs communs, comme celui de l'enfant prodige, dont les circonstances de la naissance supposent dans les deux cas une intervention divine, suggère le grand décloisonnement de l'univers des lettrés grecs, égyptiens et judéens dans la Méditerranée du premier siècle de notre ère. Ces porosités entre les cultures ont été conceptualisées par certains chercheurs utilisant l'expression anglaise un brin savante "increase of connectivity".


Les limites de l'étanchéité entre christianisme et paganisme se reflètent plus particulièrement dans certains écrits chrétiens connus sous le nom d'évangiles apocryphes. L’Évangile de l'enfance de Jésus selon Thomas, écrit apocryphe du IIIe siècle utilisant des sources plus anciennes, imagine les premières années de vie du Christ en accumulant les exploits miraculeux pour accentuer ce motif de l’enfant prodige, parfois de manière injustifiée. L'opuscule raconte ainsi que Jésus faisait s'envoler des oiseaux d'argile, qu'il pouvait aussi rendre aveugles ceux qui lui avaient déplu, allant même jusqu'à tuer deux enfants sous le coup de la colère. Le récit légendaire narre également un épisode savoureux d'un Jésus écolier reprenant son maître d'école.


« Un maître d'école, nommé Zacchée qui était près d'eux entendit Jésus parler ainsi à son père, et il s'étonna fort de ce qu'un enfant s'exprimât ainsi. Et peu de jours après il alla vers Joseph et il lui dit : « Ton enfant est doué de beaucoup d'intelligence ; confie-le moi afin qu'il apprenne les lettres, et je lui donnerai en même temps tout genre d'instructions, lui enseignant surtout à respecter la vieillesse et à aimer les gens de son âge. » Et il lui enseigna toutes les lettres depuis l'alpha jusqu'à l'oméga, expliquant nettement et soigneusement la valeur et la signification de chacune. Et Jésus regardant le maître Zacchée, lui dit : « Toi qui ignores la nature de la lettre Alpha, comment enseignes-tu aux autres ce que c'est que le Bêta. Hypocrite, enseigne-nous d'abord, si tu le sais, ce que c'est que la lettre Alpha et alors nous te croirons quand tu parleras de la lettre Bêta. » Et il se mit alors à presser le maître de questions sur la première lettre de l'alphabet et Zacchée ne put donner de réponses satisfaisantes. Et, en présence de beaucoup d'assistants, l'enfant dit à Zacchée :

« Écoute, maître, quelle est la position du premier caractère, et observe de combien de traits il se compose, et combien il en renferme d'intérieurs, d'aigus, d'écartés, de rejoints, d'élevés, de constants, d'homogènes, d'inégale mesure. » Et il lui expliqua les règles de la lettre A.


Lorsque Zacchée entendit l'enfant exposer tant de choses, il resta confondu de sa science et il dit aux assistants : « Hélas! malheureux que je suis, je me suis donné un sujet de regret et j'ai attiré sur moi du déshonneur en attirant cet enfant chez moi ; reprends-le, je t'en prie, mon frère Joseph ; je ne peux soutenir la rigueur de ses raisonnements, et je ne saurais m'élever jusqu'à ses discours. Cet enfant n'est pas né sur la terre ; il peut avoir de l'empire sur le feu ; il a peut-être été engendré avant que le monde n'existât ; j'ignore quel est le ventre qui l’a porté et quel est le sein qui l'a nourri; je suis tombé dans une grande erreur ; j'ai voulu avoir un disciple et j'ai trouvé que j'avais un maître ; je vois, mes amis, quelle est mon humiliation, car moi, qui suis un vieillard, j'ai été vaincu par un enfant, et mon âme sera abattue, et je mourrai à cause de lui, et dès ce moment, je ne puis plus le regarder en face. Et quand la voix publique dira que j'ai été vaincu par un enfant, qu'aurai-je à répondre et comment parlerai-je des règles et des éléments du premier caractère après tout ce qu'il en a dit ? Je ne connais ni le commencement, ni la fin de cet enfant. Je t'en conjure donc, mon frère Joseph, ramène-le chez toi : il est quelque chose de grand, ou un Dieu, ou un ange, je ne sais. »


Évangile de l'enfance selon Thomas, 6-7. Traduction de Gustave Brumet.


Cet épisode constitue une broderie prolongeant le motif de l'omniscience de l'enfant Jésus en le transposant dans une scène de la petite enfance. Le récit apocryphe prend soin en son chapitre 19 de se clore sur le passage de l’Évangile de Luc où Jésus, âgé de douze ans, discute au Temple avec les docteurs de la loi, démontrant ainsi que sa finalité était de remplir les zones d'incertitudes laissées par les quatre évangiles canoniques sur les premiers temps de l'existence du Christ.

La démarche imaginative à laquelle se livre l'auteur apocryphe visait ainsi à satisfaire la curiosité de lecteurs chrétiens impressionnés par le merveilleux. Composés par des chrétiens, ces évangiles romancés mêlent informations livrées par les évangiles canoniques aux motifs de la culture populaire de l’Orient ancien.


Lorsqu'un chrétien ou une chrétienne d'aujourd'hui lit les récits se rapportant à Jésus, qu'il prenne garde de distinguer ce qui relève d'un témoignage authentique sur les actes et les enseignements d'un personnage historique, et d'autre part les passages romancés s'inspirant de tel ou tel motif culturel de l'Orient ancien. De ce dernier cas relèvent notamment les passages relatifs à la naissance et à l'enfance de Jésus, qui ne se retrouvent pas dans les évangiles de Marc et de Jean, ni non plus dans les épîtres.

Prenons garde au préjugé d'une lecture fondamentaliste considérant sans discernement ces passages à l'aune d'une "inspiration divine des Écritures", jetant un voile de dogmatisme borné sur des textes à l'élaboration profondément humaine, et donc par là imparfaite. C'est au contraire en donnant à voir le contexte littéraire et culturel de ces récits des Évangiles que l'interprète en restitue le sens, en respire l'époque, en goûte la saveur hybride, explorant par là un univers de représentations, où le fait se mêle à la fiction, où le divin s'incarne dans l'humain.



Billet de Nicolas Preud'homme.


Références


Damien Agut-Labordère (CNRS ANSCAN Nanterre), « L’Égypte n’est plus une île : quoi de neuf dans l’histoire de l’Égypte ancienne ? », Revue Historiens & Géographes, n°444, novembre 2018, p. 45-50.


Évangiles apocryphes réunis et présentés par France Quéré, Points : Sagesses, 2014.


Évangile de l'enfance selon Thomas. http://remacle.org/bloodwolf/apocryphes/thomas.htm



Pour aller plus loin :

José Rafael Saade, Le Rôle du divin et son expression littéraire dans le cycle narratif de Setné Khâemouaset, mémoire de master, Université autonome de Barcelone, 2017.


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