Notes prises sur le documentaire "L'origine du christianisme" en dix volets, réalisé par Jérôme Prieur et Gérard Mordillat en 2003 pour la chaîne Arte.
1. Jésus après Jésus
Vers l’an 30 à Jérusalem, Jésus est crucifié par les Romains. Trois siècles et demi plus tard, le christianisme devient la religion officielle de l’Empire. En combien de temps Jésus est-il devenu Jésus-Christ, le Fils de Dieu, Dieu fait homme ? Jésus a-t-il fondé l’Église ? Après sa mort, est-ce Pierre, le chef des disciples, qui l’a remplacé à la tête de la communauté ?
Autour de l’an 30 de notre ère, Jésus meurt crucifié par les Romains sous l’accusation de roi des Juifs. Trois siècles plus tard, l’empereur Constantin se convertit au christianisme, religion qui devint par la suite le culte officiel de l’Empire romain tardif. Daniel Marguerat (professeur à la Faculté protestante) est définitif : Jésus n’a pas fondé l’Église chrétienne, il n’a pas mis en place de dispositif institutionnel qui serait la base de son Église. Jésus a vécu à l’intérieur d’Israël, il a pensé son image de Dieu, sa théologie à l’intérieur d’Israël. Jésus n’est pas l’instigateur d’un schisme. Mais dans ce judaïsme palestinien profondément diversifié, Jésus, avec Jean-Baptiste, représente une forme particulière de croyance à l’intérieur du judaïsme. Pour Jean-Pierre Lemonon (Université Catholique de Lyon), Jésus, juif, propose une relecture de la tradition d’Israël autour du pardon de Dieu, en direction notamment des publicains et des pécheurs. Il a voulu le renouveau d’Israël, pas la fondation d’une nouvelle Église. Christian Grappe (Faculté de théologie protestante) affirme qu’il n’y a pas de christianisme du vivant de Jésus, mais une volonté de renouveler Israël. La conscience chrétienne naquit relativement rapidement après la mort de Jésus, vers la fin du Ier siècle de notre ère, quand les disciples de Jésus sont amenés à se positionner de manière autonome. Comme le rappelle Graham Stanon (Université de Cambridge, Divinity Faculty), c’est au IVe siècle qu’émerge la religion institutionnalisée du christianisme. Paula Fredriksen (Université de Boston) soutient qu’au moment où l’on apprend l’existence de la communauté égyptienne d’Égypte, elle est déjà très développée, alors que le Nouveau Testament ne contient pas d’information sur le développement de l’évangélisation dans cette région.
Codex Sinaïticus, IVe siècle de notre ère.
Il y avait des communautés chrétiennes autour des synagogues et des communautés chrétiennes non juives, toutefois l’état des lieux demeure fort difficile à reconstituer. Pierre Geoltrain (EPHE) fait état d’une documentation très éparse qui rend très difficile la reconstitution de l’histoire du christianisme dans ses premiers temps. On ne repère que des moments fixés : la sortie du christianisme de Jérusalem, la formation d’un pôle chrétien à Antioche. On aurait alors affaire à des Juifs qui considèrent Jésus comme le Messie. Pour Pierre-Antoine Bernheim (Fondation Noésis, Londres), il s’agit d’un anachronisme certain.
Codex Alexandrinus, Ve siècle de notre ère.
Les chrétiens sont alors ceux qui croient que Jésus est un agent eschatologique qui a un rôle dans la fin des temps, pas les tenants d’une religion structurée distincte du judaïsme. Selon François Blanchetiere (Université Marc Bloch, Strasbourg), Christ est pour nous imprégné de 20 siècles de tradition dogmatique ; il est donc difficile de considérer ceux qui ont découvert le christianisme. Moshe David Herr (Université hébraïque de Jérusalem), affirme que le Royaume des Cieux annoncé par Jésus était très différent de l’Église qui a prospéré sur la doctrine de Jésus ; il est peu sûr qu’il se soit reconnu dans les communautés chrétiennes du IIe siècle de notre ère. Pour Jean-Pierre Lemonon, ce que Paul fait est très original ; il a laissé un certain nombre de lettres pour aider à bien comprendre le christianisme. Paul contribue à façonner le christianisme tel qu’on le connaît aujourd’hui. Un blanc radical, absolu entre le temps de Jésus et les lettres de Paul. Pour Emmanuelle Main, notre point de vue est radicalement différent du contemporain du Ier siècle. Nous voyons le rôle de Paul comme grandi à cause de la présence de ses épîtres. Guy Stroumsa (Université hébraïque de Jérusalem) rappelle que Paul et les Évangiles (vers 70-90) ont eu énormément de succès et ont donc formé une nouvelle mythologie qui se résume à un nombre limité de points : un homme a vécu en Galilée et en Judée, a prêché le salut, est mort et ressuscité. Pierre-Antoine Bernheim établit que Paul a été le grand apôtre auprès des païens et les chrétiens d’origine non juive ont fini par constituer la très grande majorité du mouvement. Pour Paula Fredriksen, le christianisme de Paul réfute la Loi juive et ne garde pas les rites du judaïsme. Pour Guy Stroumsa, le christianisme orthodoxe qui s’est défini progressivement est fondamentalement paulinien, basé sur la doctrine de Paul, prenant ses distances vis-à-vis de la figure juive de Jésus. Jésus devient le Christ, une personnalité divine qui n’a plus directement et uniquement affaire avec la figure du Messie juif. D’après l’avis de Daniel Schwartz, plus le temps passe, plus la chrétienté s’éloigne du Jésus juif, du Jésus homme en chair et en os. Il ne sert pas à une chrétienté composée de Gentils. Au début, Jésus était vu comme le Fils de David, le Messie d’Israël ; puis, il devient le Fils de Dieu, le Logos présent dès les origines. Simon Legasse (Institut catholique de Toulouse) affirme de son côté que toutes les sources sur Jésus insistent d’une manière ou d’une autre sur le côté divin ou surnaturel de Jésus.
L’invention du christianisme, c’est d’abord de voir en Jésus l’envoyé de Dieu, ressuscité d’entre les morts. Selon Pier Franco Beatrice (Université de Padoue), si Jésus n’avait pas existé et si les fidèles ne s’étaient pas reconnus dans la confession de foi « Jésus est Dieu », on ne pourrait pas parler de religion chrétienne, car elle commence à se former au moment où la divinité de Jésus est affirmée. Daniel Schwartz se demande combien de temps il a fallu pour que les chrétiens identifient Jésus à Dieu, car la question fut ardemment débattue lors des différents conciles au IVe et au Ve siècle de notre ère. Les chrétiens ont fini par accepter comme un mystère cette double nature de Dieu. Pour Serge Ruzer (Université hébraïque de Jérusalem), la crucifixion de Jésus a pris ses disciples au dépourvu. Ils attendaient une ère nouvelle. Dans l’Evangile selon Luc, il est écrit que les disciples ont trouvé une solution à ce problème en relatant les apparitions de Jésus à ses disciples après sa mort.
Jean-Pierre Lemonon soutient que les chrétiens ont eu tendance à passer sous silence la nature infamante du châtiment de la crucifixion. La première confession chrétienne : « il est mort et ressuscité ». Un grand désarroi à la lecture des Évangiles qui se voit dans l’abandon de Jésus par ses compagnons lors de son arrestation ; seuls Jean et des femmes restent au pied de la croix. Simon Legasse (Institut catholique de Toulouse) rappelle que Paul, dans sa Première Épître aux Corinthiens, écrit que la crucifixion est « un scandale pour les Juifs et une folie pour les non-Juifs » (1 Cor. 1, 23). Pour François Bovon (Harvard), quelque chose s’est passé après la mort de Jésus, sous la forme d’un regroupement de fidèles, les uns rentrés en Galilée, les autres restés à Jérusalem. De prétendues visions seraient survenues. Paula Fredriksen rappelle qu’on ne sait pas ce que les fidèles ont vu. Paul dit que Jésus aurait pris la forme d’ un soma pneumatikon, un corps spirituel qui ne serait pas fait de chair et de sang. Mais dans la tradition évangélique, l’accent est mis sur la résurrection corporelle de Jésus, qui invite Thomas à toucher ses plaies (Jean 20 : 27), et qui mange du poisson avec les pèlerins d’Emmaüs (Luc 24 : 13-35).
Ainsi, dès les premières décennies après la mort de Jésus, il y avait des divergences sur la manière de se représenter la résurrection. Pour Serge Ruzer, il y avait des sceptiques et des croyants quant à l’idée d’une vie après la mort. Philon d’Alexandrie écrit que Moïse n’est pas mort, car il avait été transporté dans les hautes sphères ; quelqu’un qui a vu Dieu en face n’est pas censé pouvoir mourir. En conséquence, cette thématique fait partie des croyances populaires, mais cela ne veut pas dire que tous les fidèles de Jésus croyaient en sa résurrection. Paula Fredriksen rappelle que le récit de la Transfiguration précise que quelques-uns de ceux qui assistaient à la scène doutaient de ce qu’ils voyaient : donc même la vision de la résurrection ne suffisait pas à emporter la conviction.
Une trentaine d’années avant la rédaction de l’Évangile de Matthieu, Paul, dans une de ses lettres, rédige la liste de ceux qui ont vu Jésus apparaître après sa mort ; Simon Pierre apparaît en premier. Pour beaucoup de croyants, être le premier à voir Jésus ressuscité accorde une autorité certaine. Enrico Norelli (Université de Genève) : la première apparition de Jésus à Pierre apparaît au chapitre 15 de la Première Épître aux Corinthiens. Paul dit que c’est la tradition qu’il a lui-même reçue, qui remonterait donc aux premières années après la mort de Jésus. François Bovon : Paul cite un petit credo, un texte liturgique dont on ne sait s’il vient d’Antioche ou de Jérusalem. « Christ est mort pour nos péchés, il a été enseveli, il est apparu à Céphas (Pierre) et à plus de cinq cents frères à la fois, puis à Jacques, à tous les apôtres, puis à moi (Paul) comme à l’avorton » (1 Corinthiens 15, 5-8). Pour Emmanuelle Main, c’est Jésus le ressuscité qui apparaît comme Christ. François Vouga (Faculté libre de théologie de Bethel) s’interroge : s’agit-il d’un constat des fidèles présents à Pâques ou d’une liste officielle ? Cette liste tente d’additionner les autorités des témoins présents à Pâques. Une des grandes énigmes historiques est de savoir ce qui s’est passé, ce que signifie exactement le verbe grec « ôphtè » (« il s’est fait voir »). En tout cas, cette expérience a donné lieu à une confession de foi sur la résurrection de Jésus Christ.
Simon Pierre, le premier disciple à qui Jésus ressuscité serait apparu, tire une autorité particulière de cet événement et devient en quelque sorte le successeur de Jésus. Dans l’Évangile de Matthieu, Pierre est celui qui confesse que Jésus est le Christ, qui lui répond : « tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle » (Matthieu 16, 18). Christian Grappe doute que cette parole ait été prononcée par le Jésus historique. Elle atteste en tout cas que Pierre était un représentant prépondérant de la première communauté chrétienne de Jérusalem, remontant probablement au temps où Jésus était encore vivant. Pour Christian Grappe, ce serait une référence implicite à une représentation juive selon laquelle le Temple de Jérusalem reposait sur une pierre cosmique appelée even hashthiya, censée représenter le lieu où était mis en communication le ciel et la terre. Cette pierre était située à la jonction entre les mondes. Le Jésus matthéen recourt donc à une symbolique liée au Temple et l’associe à Pierre.
Christian Grappe reconnaît que le portrait de Pierre est relativement homogène : à la fois un fonceur et un gaffeur, prêt aux plus grands élans et fragile, capable de se tromper. Enrico Norelli commente que Pierre est représenté comme le porte-parole des disciples, mais qu’il n’est pas traité mieux qu’eux, car Pierre ne comprend pas les paroles de Christ sur la Passion ; ce n’est pas forcément historique, mais cette représentation de ce Pierre qui a renié le Christ pose un problème de légitimité. Lorsque Pierre déclare par trois fois qu’il aime Jésus, le texte opère un rachat de sa figure. Pierre Geoltrain : Pierre est à la fois le disciple qui renie (ou à qui on fait renier) Jésus, le disciple qui doute, l’impulsif qui se fait remettre en place par Jésus, et celui, dans Matthieu, qui se fait remettre les clefs du Royaume, c’est donc un personnage complexe. Christian Grappe précise que la tradition n’idéalise pas la figure des disciples. Une des forces des Évangiles est d’offrir à l’identification des lecteurs des personnages à hauteur humaine, imparfaits. Graham Stanton : une série de portraits de Pierre qui a une difficulté pour offrir une photographie unifiée. Il serait donc vain de chercher pour Pierre Geoltrain à unifier ces textes pour dresser un mauvais portrait psychologique ; mais plutôt prendre les textes pour ce qu’ils sont, les uns à côté des autres. Pierre, Paul et Jean sont des personnages emblématiques, mais qui ne sont pas de la même facture selon qu’il s’agisse des Évangiles, des Actes ou des Épîtres. Il s’agirait donc plutôt d’une question de reconnaissance ou de mise à distance à l’égard d’une figure d’autorité.
François Vouga relève les figures symboliques, les figures de pouvoir, les figures d’identification ; avec Pierre, il s’agirait plutôt d’une figure symbolique, probablement l’un des associés proches de Jésus, qui continua son œuvre en Judée, en Galilée, puis du côté de l’Anatolie, de Corinthe et de Rome, mais il ne semble pas avoir détenu un pouvoir particulier sur les autres dirigeants chrétiens. Graham Stanton n’est pas convaincu que Jésus aurait véritablement désigné Pierre comme son successeur, même si l’Évangile de Matthieu donne cette impression et que le catholicisme romain a récupéré ce dogme à son propre profit.
Depuis deux mille ans, l’histoire de l’Église repose sur les apôtres Pierre et Paul, mais dans la Jérusalem des années 40, la première communauté chrétienne est traversée de dissensions, notamment autour de la figure de Jacques, frère de Jésus.
2. Jacques, frère de Jésus
Dans les premières années, pourquoi Jacques, appelé le “frère du Seigneur”, semble-t-il le véritable successeur de Jésus ? Jésus a-t-il eu des frères ? Mais pourquoi certains des Évangiles proclament-ils la virginité de Marie, la mère de Jésus ? Pourquoi sa famille pensait-elle que Jésus était “fou” ? Sa mère et ses frères étaient-ils opposés au groupe des douze disciples ?
Persuadé que le Royaume de Dieu se manifesterait de son vivant, Jésus n’a pas organisé sa succession. La question se pose seulement après sa mort, et c’est Pierre, parmi les disciples, qui semble désigné pour succéder à son maître. Mais l’Évangile de Matthieu est le seul à soutenir sa cause. À l’inverse, les Actes des Apôtres font apparaître la famille de Jésus au premier plan, et au sein d’elle, Jacques, le frère du Seigneur. Pour Pierre Geoltrain (EPHE), on voit au bout de quelques années que c’est la famille de Jésus qui a pris en charge la communauté chrétienne de Jérusalem. Le Livre des Actes place la famille de Jésus au milieu du cercle des douze. C’est une attestation unique qui n’est pas relevée par les Évangiles. Pour Daniel Marguerat (Faculté de Théologie Protestante de Lausanne), l’auteur des Actes, ici, tient à manifester partout où cela est possible les éléments pour tisser une continuité théologique en mettant en évidence le rassemblement entre la mère et les disciples de Jésus.
Jean-Pierre Lemonon (Université catholique de Lyon) : l’auteur des Actes a tendance à dire ce qui doit se passer plutôt que ce qui s’est passé : sachant qu’il y avait une tension dans la communauté de Jérusalem, il présente un récit qui souligne les moments d’unanimité. Il laisse entendre qu’il n’y a plus de tension entre les disciples et la famille de Jésus. D'après Enrico Norelli (Université de Genève), la famille de Jésus représentait le premier lien ; or Jésus avait pris ses distances avec sa famille et il est fort probable que sa famille n'est pas demeurée sans réaction face à une telle attitude. On se souvient du verset : « Si quelqu'un vient à moi, et s'il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » (Luc 14 : 26).
Pour Martin Hengel (Faculté de théologie protestante de Tübingen), les Évangiles insistent sur les aspects négatifs des rapports de Jésus avec sa famille, à l’exception de sa mère. Après avoir été rejeté par les habitants de Nazareth, Jésus se rend à Capharnaüm ; la mère et les frères de Jésus essaient de le voir pour le dissuader, mais Jésus les désavoue publiquement « Qui sont ma mère et mes frères ? » (Marc, 3 : 33). Jésus exorcise les démons et guérit les malades. Le ministère de Jésus a suscité l’incompréhension de sa famille et de ses proches. L’Évangile de Jean, au chapitre 7, présente des disciples qui méconnaissent la destinée de Jésus en l’invitant à se rendre à Jérusalem ; l’auteur de l’Évangile dit que « ses frères ne croyaient pas en lui » (Jean, 7 : 5). Pierre-Antoine Bernheim (fondation Noésis, Londres) relate une hypothèse défendue par certains chercheurs selon laquelle les Évangiles de Marc et de Jean reflèteraient les luttes de pouvoir et d’influence des premières communautés chrétiennes ; le manque de soutien de la famille de Jésus serait mis en évidence afin de contrer l’influence de Jacques et des autres membres de la famille de Jésus. Quoi qu’il en soit, Jésus entendait former une communauté spirituelle qui aille au-delà de sa famille naturelle.
La communauté qui se constitue après la mort de Jésus regroupe donc celles et ceux qui ont été ses partisans et sa famille. Cela est d’autant plus surprenant pour beaucoup, car l’Église catholique a vigoureusement défendu le dogme selon lequel Marie n’aurait pas eu d’autres enfants que Jésus. Moshe David Herr (Université hébraïque de Jérusalem) ne trouve pas surprenant que Jésus ait eu des frères. Il faut prendre en compte ce que l’Église a essayé d’inculquer à la fin de l’Antiquité et durant le Moyen Âge, à savoir que Marie aurait été vierge au moment de la conception de Jésus et serait restée immaculée après la naissance de ce dernier. Mais les textes du Nouveau Testament sont clairs : Jésus a eu des frères et des sœurs. Comme l'écrit Marc 6, 3 : « N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon, et ses sœurs ne sont-elles pas ici, avec nous ? ».
Les noms des frères de Jésus sont aussi ceux des grands fondateurs du peuple d’Israël. Jacques rappelle le patriarche Jacob, père des douze tribus, Josès rappelle Joseph, fils de Jacob. Ce texte a posé de nombreux problèmes dans l’Église à cause d’une affirmation sur la nature du Christ, Fils de Dieu, considéré comme une filiation biologique. Ce texte a donc été considéré comme indécent car, si Jésus est le Fils Unique du Père, alors il ne pouvait pas avoir des frères et des sœurs. Enrico Norelli : dans son Évangile, Marc ne raconte jamais que Jésus serait né d’une Vierge. Les Évangiles de Luc et de Matthieu qui reprennent la conception virginale de Jésus n’omettent cependant pas de signaler les frères de Jésus. Luc écrit que Marie « mit au monde son premier-né », ce qui suggère qu’elle a mis au monde d’autres enfants.
Pendant des siècles, les théologiens s’employèrent à expliquer l’inexplicable. Pour Paula Fredriksen, la doctrine de la virginité perpétuelle de Marie renvoie à la perception théologique de la sexualité aux IVe et Ve siècles. Dans la pensée catholique, cette doctrine se fonde sur des textes de la fin du Ier siècle qui mentionnent la virginité de Marie à la fin du Ier siècle. C’est une sorte de potage rassemblant divers éléments disparates sur la tradition de Jésus et de sa famille. C’est ainsi que le lieu de naissance de Jésus est attribué à Bethléem parce que c’est la ville de David, alors qu’il est pratiquement impossible qu’un Galiléen de Nazareth soit né à Bethléem. La doctrine de la virginité perpétuelle de Marie fut développée par Ambroise (330-397) et Augustin (354-430) quand la doctrine du péché originel devient une maladie sexuellement transmissible, sauf pour Marie et Jésus qui sont sans tache. Mais cela est incompatible avec la relation biologique entre Jacques et Jésus. Pierre-Antoine Bernheim observe que Jésus est appelé fils de Marie dans l’Evangile de Marc, ce qui peut vouloir dire que le père de Jésus était inconnu, puisqu’en général les gens étaient désignés comme le fils de leur père. Jésus aurait pu apparaître comme un enfant illégitime de Marie qui aurait eu une relation extraconjugale ou victime d’un viol ; on retrouve ces hypothèses dans la littérature polémique juive postérieure qui fait de Jésus le fils naturel d’un légionnaire romain appelé Ben Panthéra. On est dans le domaine de la diffamation, mais cette hypothèse n’est pas impossible. Pier Franco Beatrice (Université de Padoue) souligne que certaines pages du philosophe païen Celse racontent que Jésus était le fils d’un légionnaire romain ; Celse devait se baser sur des sources juives anti-chrétiennes. Les calomnies, les insultes et la manipulation des documents rendent difficiles à comprendre les faits. Il faudrait donc s’interroger sur les intentions théologiques avant de se demander si cela est vrai d’un point de vue historique.
Épître de Jacques, papyrus du VIIe siècle
David Trobisch (Séminaire théologique, Bangor) distingue les deux interrogations sur la virginité de Marie avant la naissance de Jésus et la virginité perpétuelle de Marie affirmée par la théologie catholique. Pour Enrico Norelli, c’est seulement lorsqu’on a insisté sur la virginité de Marie que s’est posé le problème des frères et des sœurs de Jésus. La question a été traitée de plusieurs manières. Le Protévangile de Jacques, texte apocryphe qui devait s’appeler à l’origine la Nativité de Marie, avance que lorsque Joseph accueille Marie, il était déjà âgé, veuf et qu’il avait déjà des enfants nés d’un premier mariage. Les frères et les sœurs de Jésus seraient ainsi des demi-frères et demi-sœurs. Jean-Pierre Lemonon expose la conception de Jérôme (347-420) qui écrit qu’il a étudié de près les textes relatifs à la généalogie de Jésus, et que ces textes ne l’ont pas conduit à un jugement définitif, mais qu’il pense tout de même que les frères et les sœurs de Jésus seraient nés d’un autre lit. Pour Pierre-Antoine Bernheim, la démonstration de Jérôme est assez peu crédible, ou du moins ne peut convaincre que les convaincus. Jacques est donc resté le demi-frère ou le cousin de Jésus pour les catholiques. Pour Jean-Pierre Lemonon, l'expression « les frères et les sœurs » était prise au sens figuré, pour désigner les proches parents. Pourtant, comme le rappelle Enrico Norelli, le grec est assez précis et distingue bien les cousins des frères. Le débat continue, mais l’historien n’a pas de raison pour interpréter le terme « frères » dans un sens différent que le littéral. Paul appelle bien Jacques le frère « adelphos » de Jésus et non pas le cousin (« anepsios »). Pour Jean-Pierre Lemonon, si Paul avait voulu employer le terme cousin, il l’aurait fait ; ces frères sont des frères d’un même père et d’une même mère. Daniel Marguerat affirme que la question qui se pose est l’étonnement des lecteurs de l’Evangile entre d’un côté une identité juive et galiléenne de Jésus, et de l’autre côté l’affirmation de foi selon laquelle cet être était unique et divin. Pour Daniel Marguerat, maintenir le fait que Jésus, biologiquement, appartenait à une famille faite de frères et de sœurs, c’est affirmer son insertion dans l’humanité.
Non seulement Jésus a eu des frères, mais l’un d’entre eux, Jacques, eut une place prépondérante dans les premiers temps de la communauté chrétienne.
Pour Pier Franco Beatrice, Jacques est un personnage mystérieux voire inquiétant, une clef pour comprendre les conflits de la communauté chrétienne en son sein et avec le judaïsme. Il demeure incertain de déterminer de quel côté se tenait Jacques, car on le connaît surtout à travers le point de vue de Paul. Le problème est que nous n’avons pas de récit unifié et sans lacune. Seul un verset dans la première épître aux Corinthiens témoigne que Jésus est apparu à Jacques ; or cette histoire ne se trouve pas dans les autres écrits du Nouveau Testament.
Première Épître de Paul aux Corinthiens, papyrus du IIe siècle de notre ère
Christian Grappe (Faculté de Théologie protestante, Strasbourg) pense que Jacques a été bénéficiaire d’une des traditions du ressuscité après une première vague commandée par Pierre. François Vouga (faculté libre de théologie, Bethel), affirme que ce texte de la Première Lettre aux Corinthiens sur les apparitions de Jésus est construit comme un assemblage de différentes traditions. Les documents du Nouveau Testament ne donnent pas beaucoup de pouvoir à la figure de Jacques. Jacques, contrairement à Paul, n’a laissé aucune trace écrite certaine. Paula Fredriksen : Jacques disparaît dans la tradition évangélique et réapparaît dans les Actes ; la tradition est fluctuante. Il existe deux entrées selon Lemonon, qui consistent d'une part à considérer chronologiquement, par ordre de production, l'épître de Paul aux Galates (50-60) où Jacques a une certaine importance et où il y a des tensions entre chrétiens ; puis l’évangile de Marc (65-70) où on ne voit pas Jacques, avec une simple mention comme frère de Jésus ; puis les Actes des apôtres (85-90), où Jacques apparaît comme le chef d’une communauté dominante de Jérusalem. Paula Fredriksen se dit assez conservatrice sur ce point ; selon elle, Paul est un témoin de la première heure ; s’il dit que Jacques est un personnage important, alors c’était bien le cas.
Épître aux Galates, papyrus du IIe siècle
Pour Moshe David Herr, pendant la première décennie et une partie de la deuxième décennie suivant la mort de Jésus, Simon Pierre était le principal chef du groupe. Ceci apparaît clairement plusieurs fois, même si dans certains cas, quand les chefs se réunissent, ce n’est pas Pierre qui parle en premier, mais Jacques ; il y a toujours cette ambivalence. Selon Luc, les Actes et les apocryphes, Pierre disparaît ensuite de la scène ; il aurait soit quitté la Judée, ou bien il serait resté sur place mais en étant supplanté. Pierre était en prison et fut libéré par un ange d’après les Actes ; sa mort est annoncée par un présage.
Pour Daniel Marguerat, Jacques a succédé à Pierre comme figure éminente de la communauté de Jérusalem, qui avait une autorité particulière dans le premier christianisme. Ce droit de regard était reconnu et contesté à la fois par Paul, qui monte à Jérusalem pour le concile de 49. Cette communauté de Jérusalem avec Jacques à sa tête a bénéficié d’une grande autorité. L’interrogation porte sur les raisons qui font que Jacques a succédé à Pierre, alors qu’il ne faisait pas partie des douze disciples ? Probablement, selon Enrico Norelli, à cause de l’ancienne conception accordant la succession à la famille qui garantit l’héritage de Jésus. Pour François Vouga, vingt ans après la mort de Jésus, il existe une rivalité entre la famille et les compagnons de Jésus. David Trobisch pense qu'il y a un parallèle à faire avec l’islam car après la mort de Mahomet sa famille joua un grand rôle ; idem chez les Mormons, où la doctrine de ses disciples divergea de celle de la famille du fondateur. Selon Christian Grappe, on n’est pas dans la même logique de succession ; Pierre est le disciple qui succède au maître ; Jacques est le frère qui succède au frère. Pour Pierre Geoltrain, il y a une succession généalogique, avec un appel à la famille pour faire appel aux problèmes de succession. Jacques apparaît aussi chez Flavius Josèphe comme un Juif qui respecte les préceptes du judaïsme. Pour Graham Stanton, si l'on accepte que l’épître attribuée à Jacques reflète bien ses opinions, alors il faudrait admettre, dans l’esprit d’un Juif conservateur qui lirait l’épître, que Jésus aurait pensé la même chose...
Selon Flavius Josèphe, Jacques aurait été lapidé en 62 à l’instigation du grand-prêtre Annan qui voyait en lui un rival potentiel. Il fut connu dans la tradition chrétienne comme Jacques le Juste. La tradition chrétienne place dans le Nouveau Testament une épître attribuée à Jacques mais s’emploie à effacer son souvenir. Au fur et à mesure que le christianisme se développe dans l’Antiquité, Jacques devient une figure marginale, presque oubliée, qu’on peut réutiliser symboliquement pour un usage différent. Jacques a souffert de trois handicaps : il était le frère de Jésus à une époque où Jésus était supposé ne pas avoir de frères et sœurs ; c’était un Juif très pratiquant et fidèle à la Loi de Moïse, peu ouvert aux chrétiens non-juifs, apparaissant ainsi comme dépassé ; enfin, Jacques était le chef de l’Église de Jérusalem initialement dominante, alors que l’évolution ultérieure a fait de Rome l’Église principale, dont les patrons étaient Pierre et Paul. Jacques, personnage embarrassant, a été considéré comme un cousin, puis assimilé à Jacques d’Alphée, un apôtre sans personnalité particulière. Ce fut une victime de la déjudaïsation progressive de l’Église.
Juste après la mort de Jésus, du vivant de Pierre, de Jacques et des autres disciples, la communauté primitive des chrétiens est animée par l’espérance de l’arrivée imminente du Royaume ; dans ce contexte, les fidèles se disputent pour savoir qui aura la meilleure place. Et, en ce temps-là, le Royaume annoncé ne saurait être autre qu’un Royaume terrestre, Israël débarrassé de l’occupation romaine.
3. Un royaume qui ne vient pas
Au lieu de se cacher ou de fuir en Galilée, les disciples de Jésus se regroupent à Jérusalem. Pourquoi courent-ils ce risque ? De son vivant, qu’attendaient les disciples de Jésus ? Qu’espèrent-ils toujours après la mort de leur maître ? Le royaume qu’il leur avait annoncé était-il un royaume présent ou à venir ? Était-ce le royaume d’Israël ou un royaume céleste ? Jésus ressuscité doit-il revenir ? Et quand ?
Selon les Évangiles, Jésus avait promis à ses disciples qu'ils partageraient avec lui le Royaume de Dieu, tantôt désigné comme Royaume d’Israël ou Royaume des Cieux. Juste après sa mort, l’inquiétude des disciples de Jésus, leurs espoirs et leurs désespoirs varient eux aussi d’un récit à l’autre.
Daniel Marguerat voit un accord dans les Evangiles à signaler le désarroi des disciples après la mort de Jésus, leur défaitisme, le fait que l’annonce de la résurrection est inattendue ; ils ne s’y attendent pas. Les pèlerins d’Emmaüs partaient de Jérusalem, ont une vision de Jésus et retournent à Jérusalem. La mort de Jésus s’est déroulée sans signe, sans prodige, sans ce qu’espéraient les disciples, sans rebond. Pour Pierre-Antoine Bernheim, Jésus a terminé crucifié par les Romains avec l’aval des autorités juives du Temple. Le Royaume de Dieu ne s’est pas matérialisé, et pour ceux qui n’ont pas bénéficié d’une vision de Jésus, il n’y avait pas de raison de penser que Jésus était un personnage important ; pour eux, Jésus s’était trompé et il était un faux prophète. Enrico Norelli (Université de Genève) s'interroge : que se passe-t-il quand Jésus meurt ? Quelle signification a sa mort ? Le Royaume de Dieu s'accomplira-t-il bientôt ou dans un avenir lointain, repoussé ? D'après Christian Grappe, Jésus aurait eu une espérance à court terme, dans la mesure où il espérait peut-être que la venue du Royaume de Dieu serait proche, que le peuple adhérerait massivement à cette annonce, et que Dieu viendrait parfaire le processus. Une parole (logion) de Jésus semble suggérer que le Royaume des Cieux viendrait bientôt (Matthieu 19 : 28, « en vérité je vous dis, que vous qui m'avez suivi, dans la régénération, quand le Fils de l'homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous aussi serez assis sur douze trônes, jugeant les douze Tribus d'Israël »). Une promesse valant pour les disciples leur indiquant qu’ils seraient associés à un gouvernement, un exercice du pouvoir sur le peuple juif. Pour Jean-Pierre Lemonon, cette parole est une manière de dire que les Douze doivent renouveler Israël. C’est pour cela que les disciples recomplètent le groupe des Douze après la trahison de Judas.
Pour Christian Grappe, si Jésus a rassemblé douze disciples, c’était déjà dans une volonté de représenter Israël et d’annoncer le Royaume futur. Pour Jean-Pierre Lemonon, le chiffre douze avait un sens symbolique, même s’il ne faut pas penser que cette investiture des douze était exceptionnellement solennelle. Trois listes de disciples figurent chez Matthieu, Marc et Luc, mais elles ne concordent pas exactement. Selon Daniel Marguerat, il y a un cercle restreint des disciples, un groupe de femmes actives autour de Jésus. François Vouga (Faculté théologique, Béthel) pense que puisque douze est un chiffre symbolique, il n’est pas à prendre au sens littéral ; Jésus était accompagné d’autres compagnons.
Etienne Nodet (École française de Jérusalem) voit que lorsque les disciples demandent à Jésus qui est le plus grand ou qu’ils dénoncent des gens baptisant au nom de Jésus mais n’étant pas de leur groupe, ce sont des détails qui trahissent une mentalité sectaire autour d’un groupe rapproché qui se voient comme les futurs dirigeants d’un royaume à venir.
Christian Grappe délivre cette analyse. Alors que Jésus ressuscité est en compagnie de ses disciples pendant quarante jours, voilà que les disciples l’interrogent et lui demandent : « Maître, est-ce en ce temps-ci que tu rétabliras la royauté pour Israël ? » (Actes, 1 : 6). Pour Jean-Pierre Lemonon, ce verset exprime une attente pour que Dieu libère Israël par un envoyé. L’occupation romaine était vécue comme humiliante pour un peuple témoin de la sainteté de Dieu dans un monde païen. Selon Bernheim, il existait des villes composées de Grecs en terre d’Israël, ce qui posait des problèmes aux Juifs les plus traditionnalistes. Pour Daniel Marguerat, la voie tracée dans les années 30 est celle d’un espoir d’une restauration d’Israël, espoir qui trouve sa cohérence dans l’attente d’une restauration de la pureté d’Israël, terrassant les vecteurs du mal des impies qui souillent la Terre Sainte. Ce fut cette attente d’une restauration théocratique que prirent en charge les Zélotes. Etienne Nodet rappelle que sous les gouverneurs romains qui se montraient féroces prospéraient les mouvements zélotes, qualifiés de brigands dans les souces romaines (sicaires : ceux qui tiennent le poignard). Pour Pierre Geoltrain (EPHE), les Juifs du Ier siècle de notre ère entendant parler du Royaume de Dieu sont convaincus qu’il s’agisse d’une théocratie. Les Evangiles sont silencieux sur la manière pratique dont s’organiserait cette théocratie.
Pour Enrico Norelli, il s’agit de sources qui sont postérieures à la mort de Jésus. Ces sources réécrivent l’histoire à la manière de ce qui s’est passé ensuite. La tradition sur Jésus ne permet pas selon lui de reconstituer l’exactitude du projet politique de Jésus avant sa mort.
Pour Daniel Schwartz (Université hébraïque de Jérusalem), le texte est très clair puisque les disciples s’attendaient visiblement à la restauration du royaume d’Israël. Des pièces de monnaies juives de la première guerre judéo-romaine montrent ces ambitions de restauration. Volonté de se libérer du joug romain. Pour Daniel Marguerat, Jésus a défendu un programme de réforme d’Israël. Mais le fait de se situer à l’intérieur d’Israël ne légitime pas pour autant un discours de type nationaliste. On n’a pas trace des traits spécifiques du nationalisme juif dans les paroles de Jésus. Pour Norelli, Jésus était conscient des méfaits de l’armée romaine, l’anecdote de l’exorcisme des démons qui se nomment Légion et qui sont chassés vers un troupeau de porcs est clairement anti-romaine. Selon Grappe, quand Jésus dit, c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons ; le Royaume de Dieu est venu vers vous ; il faut distinguer deux choses : un activisme partisan et un prophétisme qui exprime une irruption du Royaume de Dieu, et c’est dans cette seconde perspective que semble s’inscrire Jésus.
Pour Daniel Schwartz, les textes ne sont pas très clairs sur la nature de la menace politique que représentaient pour les Romains les actions prophétiques. Flavius Josèphe (37-100), historien juif, raconte l’histoire d’un prophète égyptien qui se préparait avec ses partisans à attaquer Jérusalem, mais ils furent arrêtés par le gouverneur romain. On voit que Josèphe dans les années 90 avait intérêt à ne pas faire apparaître les prophètes juifs comme des menaces pour l’autorité romaine. Dans les Évangiles, Jésus n’est pas présenté comme une menace contre Rome, dans la mesure où il invite à tendre l’autre joue ; il demande de rendre à César ce qui est à César. Pour Schwartz, les Romains ne se trompaient pas sur les chrétiens ; deux royaumes ne pouvaient pas coexister. Même si les chrétiens envisageaient un royaume céleste qui ne menaçât pas le pouvoir romain. Pour Norelli, c’est une conception difficile à défendre, car la présence des Romains était perçue comme une source d’impureté qui empêchait la venue du royaume de Dieu. En Jésus, un aspect assez paradoxal : pour Jésus, le Royaume de Dieu commence déjà à se réaliser indépendamment de la question romaine. Selon Serge Ruzer (Université hébraïque de Jérusalem), dans les Évangiles, Jésus parle d’un royaume de Dieu intime, logeant dans le cœur des humains, pas plus gros qu’une graine de moutarde. A d’autres moments, Jésus parle en termes d’eschatologie de la destruction du Temple ; la question est : doit-on voir là le résultat d’un long processus éditorial et attribuer la première tendance au vrai Jésus et la seconde à un rédacteur tardif, ou bien penser que Jésus est passé par différents sentiments ? Pour Christian Grappe, ce que l’on peut dire de manière historiquement avérée est que Jésus a été accusé d’avoir revendiqué la royauté sur le peuple juif ; cette annonce du Royaume de Dieu a été revendiquée par certains en termes politiques.
Rien ne permet de savoir si Jésus a espéré vraiment régner sur Israël, ni non plus de prouver que la question d’Israël était pour lui secondaire. Aucune des prophéties qui sont attribuées à Jésus ne s’est réalisée. Les textes du Nouveau Testament attestent que les premières générations de chrétiens attendaient l’accomplissement proche du Royaume des Cieux.
Le livre des Actes (1 : 7-8) délivre la réponse de Jésus faite aux disciples avant son ascension : « Ce n'est pas à vous de connaître les temps ou les moments que le Père a fixés de sa propre autorité. Mais vous recevrez une puissance, le Saint-Esprit survenant sur vous, et vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. » Serge Ruzer voit que le début du livre des Actes témoigne de ces problèmes liés à l'avenir du christianisme. Quand Jésus ressuscité apparaît à ses disciples, la seule question qu’ils lui posent est : « Quand vas-tu restaurer Israël ? ». Tout le livre des Actes se consacre à changer les priorités et à réinterpréter les temps nouveaux. Daniel Marguerat constate un déni posé sur la maîtrise du temps, avec l'impossibilité remarquée de pouvoir prédire les temps de la fin. Deuxièmement, un transfert de l’attention vers une autre temporalité aurait impliqué la venue de l’Esprit, qui annonce un programme de témoignage, de propagande visant à répandre la foi dans toute l’humanité. Pour Grappe, les disciples espérant un rétablissement de type politique sont renvoyés à un accomplissement dont le terme n’appartient qu’à Dieu seul. Une promesse leur est faite qui les engage dans une œuvre missionnaire. Cette promesse est proclamée par le ressuscité ; c’est la seule parole que prononce Jésus ressuscité dans tout le livre des Actes. Ce programme eut une portée toute particulière car il détourna les disciples d’une attente imminente pour les investir dans une action missionnaire.
Bible manuscrite, XIIe siècle
Serge Ruzer croit que vingt ou trente ans après la crucifixion, il est devenu évident que le Royaume d’Israël ne serait pas restauré. Les disciples de Jésus ne parvenaient pas à se défaire de l’espérance de la fin des temps attachée à Israël. L’auteur du livre des Actes tente, dans une situation où l’espérance eschatologique n’existe pas, de proposer une autre option. Le don du Saint Esprit, le retour du prophétisme et la spiritualisation tiennent une place évidente dans le scénario eschatologique. L’auteur du livre des Actes retourne donc le Royaume des Cieux vers une acception plus spirituelle. François Bovon (Dignity School, University of Havard) pense qu'au début du christianisme figuraient des mouvements apocalyptiques, une attente des temps de la fin, et aussi une position plus pharisienne qui admet l’occupation étrangère et qui se centre sur la piété personnelle. Pour Daniel Schwartz, Paul a beaucoup modifié les interprétations de Jésus. Dans les Evangiles, on a la très nette impression que Jésus était un professeur de morale qui attendait la réalité du Royaume de Dieu dans son acception politique et nationale. Les Romains ont tué Jésus car ils craignaient qu’il ne réalise cette prophétie. Paul élimine le caractère national juif de l’Évangile et affirme que cet homme a été ressuscité mais que, n’ayant pas pu transformer la situation politique, son action se situe sur le plan spirituel au niveau du salut individuel et de l’immortalité. Pour Enrico Norelli, dans la première épître aux Thessaloniciens, un de ses textes les plus anciens, Paul est profondément convaincu qu’il sera encore vivant quand Jésus reviendra en tant que juge pour juger l’humanité. Les attentes eschatologiques étaient fortes dans le monde juif de l’époque qui espérait une transformation du monde présent. Tous n’étaient cependant pas convaincus que le monde pouvait être sauvés, dans la mesure où des textes apocalyptiques affirmaient que le monde présent devait d’abord être détruit avant d’être recréé. D'après François Bovon, concernant sur la matérialité du royaume, la séparation entre le temporel et le spirituel serait de nature moderne, et l'on devine une variété de conceptions du royaume dans le judaïsme. La perspective apocalyptique consistait à faire éclater un certain particularisme de l’espérance, et Jésus a participé à cet éclatement. Daniel Schwartz ne voit aucune opposition entre le terrestre et l’eschatologique qui se rapporte à la fin des temps ; quand Jésus parle de la fin des temps, cela se réfère au futur ; il peut y avoir une différence entre un Royaume des Cieux et un royaume terrestre ; pour certains, le futur verra le Royaume des Cieux descendre sur terre. Pour Moshe David Herr (Université hébraïque de Jérusalem), quand Jésus a parlé du Royaume de Dieu, il s’exprimait en araméen. Pour lui comme pour les gens qui l’entouraient, tous comprenaient qu’il parlait du royaume de Dieu pour son peuple, le peuple d’Israël, sur un plan politique, impliquant le retour des Juifs de la diaspora en Judée pour vivre d’une manière exemplaire dans un royaume modèle et indépendant. Ce serait cela, la manifestation du Royaume de Dieu sur terre.
Avec le temps, l’écart se creusa entre les espoirs et les attentes des disciples de Jésus pendant le vivant de celui-ci, et les conceptions des chrétiens après sa mort. Pour Christian Grappe, il paraît clair que les disciples sont venus à attendre le retour de Jésus qui devait manifester la pleine réalisation du royaume. Pour Paula Fredriksen (Université de Boston), la résurrection est combinée à la Parousie, le second avènement. Jésus doit vaincre les forces hostiles de l’au-delà avant de faire advenir le Royaume céleste sur terre. Pour Pierre Geoltrain, pendant la première génération, l’espérance du royaume de Christ fut forte, car elle exprimait l'attente d’un bouleversement intégral. Paula Fredriksen pense que la première génération de chrétiens était une forme extrême de judaïsme qui dégageait une grande énergie. Dans les épîtres de Paul, où on voit ce missionnaire parcourir la Méditerranée pour prêcher l’Evangile, il proclame que le salut est plus proche que ce qu’on a cru ; il répète que le Royaume des Cieux est proche. Enrico Norelli analyse que dans sa lettre écrite en prison, Paul envisage la possibilité qu’il ne sera plus vivant quand Christ reviendra, mais il continue de croire en un retour imminent du Messie.
Avec le temps passant, il devint nécessaire d’interpréter de manière nouvelle ce temps intermédiaire entre la résurrection de Jésus et l’avènement du Royaume de Dieu. Luc tente de donner un sens théologique à l’histoire du présent, en considérant le retour du Christ comme marginal. Pour lui, cela reste un horizon important mais non décisif. Selon Paula Fredriksen, on peut être tenté de dire en sondant le Nouveau Testament que plus le texte est tardif, plus l’urgence diminuait. Paul attend le retour de Jésus de son vivant. L’Evangile selon Marc, au chapitre 13, prétend que la destruction du Temple sonnera la dernière heure du monde présent sur l’horloge de Dieu. Dans les Evangiles de Matthieu et Luc, il apparaît que la destruction du Temple n’est pas le signe du retour du Christ. Enfin, dans les épîtres de Paul, la théologie s’infléchit dans une autre direction. Un texte abordant les problèmes posés dans la communauté figure dans la Deuxième Épître de Pierre, au chapitre 3 : « sachant avant tout que, dans les derniers jours, il viendra des moqueurs avec leurs railleries, marchant selon leurs propres convoitises, et disant: Où est la promesse de son avènement ? Car, depuis que les pères sont morts, tout demeure comme dès le commencement de la création. Ils veulent ignorer, en effet, que des cieux existèrent autrefois par la parole de Dieu, de même qu'une terre tirée de l'eau et formée au moyen de l'eau, et que par ces choses le monde d'alors périt, submergé par l'eau, tandis que, par la même parole, les cieux et la terre d'à présent sont gardés et réservés pour le feu, pour le jour du jugement et de la ruine des hommes impies. Mais il est une chose, bien-aimés, que vous ne devez pas ignorer, c'est que, devant le Seigneur, un jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un jour. Le Seigneur ne tarde pas dans l'accomplissement de la promesse, comme quelques-uns le croient; mais il use de patience envers vous, ne voulant pas qu'aucun périsse, mais voulant que tous arrivent à la repentance. (versets 3-9) » L’auteur affirme donc que Dieu n’est pas en retard malgré le sentiment des chrétiens que le Royaume de Dieu n’est pas pour tout de suite. Justin martyr (100-165), auteur du Dialogue avec Tryphon, affirme que la fin des temps approche, qu’il y aura une résurrection des corps, que les saints se retrouveront à Jérusalem. Irénée (fin IIe siècle) et Tertullien (150-220) réaffirment énergiquement que le royaume de Dieu arrive bientôt. Mais le « bientôt » est appelé à durer... Un horizon aussi lointain était inconcevable pour les premiers chrétiens. Avec les générations suivantes, il apparut de plus en plus nécessaire de s’organiser et de s’installer dans la durée.
4. Querelle de famille
À Jérusalem, la communauté s’organise en attendant l’arrivée de la Fin des temps. Quel est le conflit qui déchire le groupe et oppose les “Hébreux” aux “Hellénistes” ? Qui était Étienne, leur chef, et le premier martyr après Jésus ? Pourquoi son exécution provoque-t-elle une rupture décisive à l’intérieur du mouvement ? Et son expansion hors des frontières de la Judée ?
Jésus meurt à Jérusalem autour de l’an 30. Vers 50, Paul écrit des lettres qui furent les premiers témoignages du Nouveau Testament. Une ou deux générations plus tard, vers 70, apparaissent les premiers Évangiles et les Actes des Apôtres. Ce sont les témoignages à disposition sur Jésus et les premiers chrétiens.
Pour Martin Hengel (Faculté de Théologie protestante, Tübingen), l’Antiquité ne présente que des sources fragmentaires et discontinues. On ne peut éclairer que certains points à la lumière de rares témoignages. La majorité des faits demeure dans l’ombre. Les sept épîtres authentiques de Paul sont les sources les plus anciennes et les plus importantes : la première épître aux Thessaloniciens écrite vers 50, l’épître aux Romains vers 56-57, l’épître aux Philippiens peut-être en 62, mais ceci est discuté ; l’Évangile de Marc vers 70 ; Luc avec son Évangile et ses Actes des Apôtres qui constituent une source incontournable pour situer les épîtres de Paul et écrire l’histoire du christianisme primitif.
D'après Jean-Pierre Lemonon (Université catholique de Lyon), l’historien des premières communautés chrétiennes, Luc, pour des raisons diverses, s’est intéressé essentiellement au groupe de Jérusalem qu’il a valorisé à l’excès. Quelques semaines après la mort de Jésus, tous les disciples apparaissent réunis ensemble à Jérusalem. Luc s’intéresse à cette communauté en montrant comment la Pentecôte, profitant d’un pèlerinage populaire en Judée, débouche sur l’annonce de l’Évangile.
François Blanchetière (Université Marc Bloch, Strasbourg), avance que les apôtres, des Galiléens, ne connaissaient pas grand-chose à la capitale de la Judée en dehors de quelques visites épisodiques pour la Pâque. Comment comprendre cette nouvelle prise de risque à la Pentecôte face aux milieux hostiles du Temple ?
Christian Grappe (faculté de théologie protestante, Strasbourg), confirme qu’il s’agit d’une prise de risque pour ces premiers chrétiens qui étaient les complices d’un condamné à mort et qu’ils étaient susceptibles de connaître le même sort.
Paula Fredriksen s’interroge sur l’implantation à Jérusalem d’une communauté chrétienne sur les lieux où Jésus a été condamné. Il s’agit d’une perspective eschatologique : le royaume des Cieux est censé être établi à Jérusalem.
Malgré les risques qu’ils encourent à Jérusalem, la majorité des disciples galiléens s’établissent dans la capitale de la Judée, en vue d’attendre le retour de leur maître, considéré comme imminent. C’est dans un premier temps, à court terme, que la communauté a fait le choix d’une mise en commun des biens, en menant une vie de partage parfaite et de fraternité intégrale. Ce choix reflété par les Actes est d’autant moins invraisemblable qu’à Qumran, les esséniens pratiquaient la mise en commun des biens. L’histoire d’Ananias et Saphira en Actes 5 raconte que ce couple prétendit vouloir donner tous leurs biens à la communauté, mais en garda une partie pour eux, avant d’être démasqués par Pierre et mis à mort par un châtiment divin. Dans la communauté primitive de Jérusalem, un règlement possiblement inspiré du modèle essénien selon Christian Grappe, prévoyant la mise en commun progressive des biens. Pour Daniel Schwartz, on ne sait pas le degré de structuration de cette première communauté ni non plus son organisation exacte, étant donné la croyance en le retour imminent de Jésus. Les Actes avancent que des croyants de plus en plus nombreux s’agrégeaient au groupe d’origine, avec, parmi eux, des prosélytes et des craignant-Dieu.
Pour Pierre-Antoine Bernheim, les premières communautés chrétiennes, très strictes, voire sectaires, fonctionnaient en vase clos à l’image des esséniens. Selon Christian Amphoux (CNRS Montpellier), il s'agit d'une communauté qui se développa par des conversions et les vocations nouvelles. Un accent est mis dans les Actes sur les veuves; Philippe convertit aussi un eunuque ; au chapitre 21 du même livre se trouvent aussi les quatre filles vierges de Philippe ; on est donc ici chez des croyants ayant délaissé la reproduction et la vie conjugale. La perpétuation passe donc par la conversion d’adeptes en dehors du cercle familial. Une attente de la fin des temps qui décourageait les mariages et la fondation de familles. François Blanchetière confirme cette atmosphère tendue vers l’annonce du retour du Christ. Une invocation en araméen à la fin de l’Apocalypse annonce : Maranatha, « Seigneur, viens ! ». Alors que les communautés primitives attendent le retour, les communautés chrétiennes actuelles ne sont pas forcément aussi ferventes sur cet article du credo prédisant le retour de Jésus, deux mille ans après. On n’est pas pressé de voir arriver Jésus alors qu’à l’origine, cet article de foi était essentiel. Pour Pierre Geoltrain, le retour du Seigneur est annoncé comme imminent dans le Nouveau Testament. D'après Christian Grappe, l’attente de la Parousie a été extrêmement présente aux origines du mouvement chrétien, nécessitant une organisation transitoire de la communauté, mais aboutissant à une faillite économique au bout de quelques années. D’où l’organisation de collectes pour les Églises primitives. Un démenti a été apporté à l’attente de la communauté du fait du retard de la fin des temps. La communauté de Jérusalem a donc envisagé d’assumer un autre mode d’existence pour faire face à ce retard de la Parousie.
Pierre-Antoine Bernheim considère qu'à ce moment, lorsqu'il apparut que le royaume de Dieu n’arrivait pas, les chrétiens se posèrent des questions à propos de leur mode de vie, de leurs doctrines, en se remettant en question. Ensuite vinrent les réflexions sur l’organisation du rite, des Églises, sur le partage des responsabilités, la mise en place d’une hiérarchie. La difficulté de durer se fait pressante lorsqu’une secte a prévu la fin des temps et que celle-ci n’arrive pas : soit la secte se dissout, soit elle se solidifie en trouvant des mécanismes de protection, d’autorité qui lui permettent de durer. Pour Pierre Geoltrain, on est encore loin d’une organisation structurée qu’on trouve à la fin du Ier siècle et au début du IIe siècle, mais il existait déjà une répartition des tâches entre prophètes, enseignants et responsables des aspects pratiques de la vie religieuse. Christian Grappe avance que certains sociologues s’étant penchés sur les mouvements millénaristes démontrent l’existence d’une loi de l’histoire qui produit, lors du démenti de la prédiction apocalyptique qui n’advient pas, un processus catalysateur, une activité pour pallier, surmonter l’échec de son attente.
La communauté des premiers chrétiens doit donc s’organiser, et faire face aux premiers conflits, oppositions et premières querelles internes. Pour connaître les débuts du mouvement primitif, les Actes des Apôtres sont pratiquement notre seule source ; or, écrit environ un demi-siècle après les événements évoqués, ce texte doit être étudié avec précaution.
François Blanchetière s'intéresse au passage d'Actes 6, 1 : « En ce temps-là, le nombre des disciples augmentant, les Hellénistes murmurèrent contre les Hébreux, parce que leurs veuves étaient négligées dans la distribution qui se faisait chaque jour. » « En ces jours-là » est une suture rédactionnelle marquant l’absence de référence chronologique précise ; « le nombre des disciples augmentait » : un leitmotiv de l’œuvre ; l’auteur, traditionnellement identifié à Luc, veut démontrer que ceux qui se rattachent à Jésus de Nazareth sont de plus en plus nombreux. Quelques chiffres sont évoqués, mais leur véracité n’est pas vraiment étayée. Le nombre et la qualité des fidèles de Jésus sont dénommés de façon très différente au départ : « les saints » ; « les partisans de la Voie » ; « les fidèles » ; « les disciples ». Aucune uniformité dans le vocabulaire. Malgré cette volonté d’une présentation iréniste des premiers moments de la vie communautaire après la mort de Jésus, cet accent sur l’unanimisme des croyants, il apparaît toutefois une difficulté. Christian Amphoux interprète à son tour ce passage. Les Hébreux désignent les apôtres, ayant pour langues l’araméen et l’hébreu. Paul donne au chef des Hébreux, Pierre, son nom araméen, Céphas. Les Hellénistes sont quant à eux influencés par la culture grecque, les promoteurs du christianisme qui se développa en Égypte et dans la diaspora araméenne qui se répandit jusqu’en Inde.
Martin Hengel pense que Jérusalem était une cité judéo-helléniste. Dans les ossuaires, 40% des inscriptions sur les 280 recensés à Jérusalem sont écrites en langue grecque. De nombreux exemples attestent que le grec était la langue maternelle de 15 à 20% de la population, beaucoup de femmes ne parlant pas l’araméen. Graham Stanton : beaucoup de Juifs à Jérusalem aimaient se retrouver avec des locuteurs de leur langue pour pratiquer leur culte ; ainsi Hébreux et Hellénistes pratiquaient à domicile le culte dans leurs langues respectives, et des tensions devaient exister entre ces deux groupes. Pour Martin Hengel, cette division linguistique a créé deux cultes différents, puisque beaucoup d’Hellénistes ne parlaient pas araméen, mais tenaient à vivre à Jérusalem, près du Temple où le Christ était censé revenir.
Deux communautés religieuses distinctes furent ainsi formées à Jérusalem au sein des premiers chrétiens. Le clivage culturel entre Hébreux et Hellénistes s’ajoute à d’autres oppositions. Au chapitre 6 des Actes est racontée l’histoire d’Étienne. Paula Fredriksen remarque que Nicolas et Étienne sont parmi les diacres choisis pour former un groupe de sept responsables chargés de prendre soin des veuves. Martin Hengel avance que, dans l'écriture du récit des Actes, le choix des faits est en lui même un problème, car on ne peut pas tout raconter. Il est ainsi surprenant que Luc fasse un récit d’un conflit dans la communauté primitive à propos des veuves. Le récit prend une drôle de tournure. Une sorte d’affrontement, des murmures de mécontentement parmi les hellénistes contre les Hébreux. L’affaire a été réglée par la constitution d’un groupe d’entraide qui fut chargé de résoudre les problèmes que rencontraient les hellénistes. François Vouga avance que l’auteur des Actes des Apôtres essaie au chapitre 6 de hiérarchiser deux mouvements ayant existé à Jérusalem en les projetant dans une relation de subordination. D’une part, des gens fidèles au judaïsme orthodoxe et à la loi de Moïse, et de l’autre des juifs hellénisés et libéraux. Luc tente de dresser le portrait d’un mouvement unitaire fait de deux réseaux animés par des dynamiques centrifuges plutôt que centripètes. Pour François Bovon (Université de Harvard), il existait deux mouvements à l’intérieur de l’Église ; les sept diacres étaient les chefs des hellénistes, et les douze les chefs des Hébreux. Il ne s’agit pas en tout cas d’accepter l’opinion de Luc sans esprit critique.
Pour Daniel Marguerat (Université de théologie protestante de Lausanne), Luc, excellent narrateur, est passé maître dans l’art de saisir une anecdote et de la livrer à ses lecteurs comme un épisode signifiant. Sur la question de la véracité du récit de Luc sur le conflit autour des secours apportés aux veuves, on a de fortes raisons d’en douter, car les raisons de cette querelle devaient être beaucoup plus profondes. Pour François Bovon, cette dispute entre hellénistes et Hébreux a été une bataille féroce pour que Luc prenne la peine de la signaler ; il devait l’évoquer, mais il a fait son possible pour restituer une réconciliation harmonieuse. Pour Graham Stanton, les Actes sont comme un tableau impressionniste : à bonne distance, c’est un tableau magnifique de l’Eglise de Jérusalem censée vivre dans l’harmonie, et quand on s’approche, on remarque les coups de pinceau, moins fascinants. Pour François Vouga, le récit de Luc dans Actes 6 est intéressant par son acrobatie. Le point de départ est l’attribution des tâches du secours aux veuves, l’organisation du diaconat. Or la première personne apparaissant dans le cercle des sept est Étienne, une figure de prédicateur qui a remporté un certain succès avant de faire l’objet du premier martyre. Originaire des synagogues de la diaspora, Étienne apparaît comme un propagandiste chrétien qui défend ses convictions contre les membres de la communauté de Jérusalem. Son discours suscite des résistances, il est calomnié et accusé d‘être un provocateur, avance Martin Hengel. « Alors intervinrent des gens de la synagogue dite des Affranchis, des Cyrénéens, des Alexandrins et d'autres de Cilicie et d'Asie. Ils se mirent à discuter avec Étienne, mais ils n'étaient pas de force à tenir tête à la sagesse et à l'Esprit qui le faisait parler. Ils soudoyèrent alors des hommes pour dire : " Nous l'avons entendu prononcer des paroles blasphématoires contre Moïse et contre Dieu. " » (Actes 6 : 9-11, Bible de Jérusalem, Cerf, 1997). Pour Martin Hengel, c’est un écho des reproches adressés à Jésus dans Marc ; apparemment, Étienne avait aussi critiqué le culte juif au Temple, comme Jésus. On retrouve une partie de cette critique dans le discours attribué à Étienne : « le Très-Haut n’habite pas dans des demeures faites de main d’homme » (Actes 7 : 48).
D'après Daniel Marguerat, Luc signale, par le discours qu’il prête à Étienne, que des reproches sont faits à l’égard d’Étienne et qui touchent à la Loi, mais il ne déploie pas les éléments du conflit. Pour Graham Stanton, il faut donc lire entre les lignes pour décrypter les éléments du conflit. Le cœur du débat touchait à la place à accorder à la Loi de Moïse dans la vie chrétienne ; certains étaient conservateurs, d’autres plus libéraux à l’égard de l’application de la Torah. Le groupe des hellénistes cherche à s’accaparer la figure de Jésus. Pour Simon Legasse (Institut catholique de Toulouse), Étienne discourt sur la Loi et le Temple devant le Sanhédrin. Jésus n’est pas présenté comme un opposant à l’application stricte de la Torah dans les Évangiles ; la position d’Étienne est donc plus compliquée. Le procès et le lynchage d’Étienne rappellent pourtant la Passion de Jésus. François Vouga confirme ce parallélisme. Pour les apôtres, le martyre d’Étienne répète la Passion.
Christian Grappe relève ce passage (Actes 8 :1) : « En ce jour-là, une violente persécution se déchaîna contre l'Église de Jérusalem. Tous, à l'exception des apôtres, se dispersèrent dans les campagnes de Judée et de Samarie. » La chose est curieuse, car théoriquement les chefs devraient être les premiers touchés. Pour Daniel Marguerat, cette formule « sauf les apôtres » répond à l’image que veut donner Luc sur la naissance du christianisme : c’est la réunion des apôtres qui assure la continuité du christianisme. En fait, on peut le comprendre comme le fait que cette persécution vise surtout les hellénistes, et que les Hébreux ne se sont pas sentis visés. Et même, on pourrait penser que les chrétiens conservateurs et judaïsants n'étaient pas mécontents de la mise à mal de leurs rivaux hellénistes, perçus comme des trublions. Par la suite, dans le champ de la mission paulinienne, la synagogue a de plus en plus marqué sa distance par rapport aux chrétiens, car elle voulait préserver pour le judaïsme le statut de religio licita (religion autorisée) accordé par Rome : les chrétiens ne devaient pas être assimilés aux juifs. Des phénomènes de dénonciation de la part de la synagogue voulant préserver ses relations paisibles avec les autorités romaines. Le départ des hellénistes a pu apaiser une situation dont le trouble déplaisait aux judéo-chrétiens attachés au respect de la Torah. Pour Pier Franco Beatrice (Université de Padoue), seuls les prêtres et les pharisiens ont pu lancer cette persécution antichrétienne contre Étienne et l’Église de Jérusalem.
Simon Legasse raconte que les partisans d’Étienne sont partis à Antioche et ont été les premiers à avoir évangélisé les païens. Parmi eux se trouvait Philippe. Ces fugitifs ont donc posé les bases de la christianisation hors de Jérusalem. À partir de là, pour Christian Grappe, ces chrétiens hellénistes, qui souvent étaient des prosélytes (païens devenus juifs) s’adressèrent en priorité aux païens et leur mission en vint à dépasser les cadres du judaïsme. D'après Pier Franco Beatrice, ce sont les hellénistes qui veulent abolir la Loi ; et sur ce point l’affrontement était inévitable avec les apôtres liés à la tradition juive. Cette fracture fut décisive dans l’évolution du christianisme au premier siècle de notre ère. Les Hellénistes ne furent jamais réintégrés dans le cercle des judéo-chrétiens de Jérusalem. Après le concile de Jérusalem, les chemins se sont définitivement séparés.
Selon les Actes des Apôtres, un nouveau personnage apparaît au moment de la mort d’Étienne : Paul, qui alors approuve ce meurtre et poursuit de son zèle pour la Loi les partisans de Jésus.
5. Paul, l'avorton
Lors du martyre d’Étienne apparaît un personnage considérable pour l’histoire du christianisme, Paul. Paul, à en croire les Actes des Apôtres, aurait participé à la mise à mort d’Étienne, puis à la persécution des premiers juifs chrétiens. Paul s’est-il converti sur le chemin de Damas ? Qui était ce personnage du Nouveau Testament, à la fois auteur des épîtres qui portent son nom et héros du livre des Actes ? Pourquoi se nomme-t-il lui-même “l’avorton”, le dernier des derniers ? Ce personnage est aussi connu par sept lettres, « certainement authentiques » pour Guy Stroumsa (Université hébraïque de Jérusalem), contenues dans le Nouveau Testament. C’est un témoignage remarquable pour l’époque antique. Par comparaison, un contemporain de Paul, Yohanan Ben Zachai, créateur du judaïsme rabbinique au Ier siècle, n’a laissé que très peu d’informations. Pier Franco Beatrice (Université de Padoue) relève cependant que Paul demeure un personnage très mystérieux aujourd’hui, en raison des problèmes d’interprétation de ses épîtres. Son rôle n’est pas toujours très clair, étant donné que l’identité de ses amis, de ses collaborateurs et surtout de ses adversaires demeure obscure. Pour Paula Fredriksen (Université de Boston), Paul a pris une importance exagérée du fait que nous n’avons pas conservé un nombre aussi important de lettres de la part des autres missionnaires. Irradiant trop de lumière, Paul est surreprésenté dans le canon des écrits du Nouveau Testament, alors que ce canon se veut l’image du mouvement du christianisme primitif. Daniel Marguerat (Faculté de Théologie protestante de Lausanne) considère Paul comme un chrétien du courant helléniste d’origine antiochienne, vecteur de l’un des courants de la chrétienté qui devint majoritaire, emblématique de la chrétienté occidentale. Il fait partie d’une constellation du christianisme dans sa jeunesse. Pour François Bovon (Université de Harvard), il ne faut pas exagérer l’importance de Paul ; certes, les hellénistes ont répandu le christianisme vers l’ouest en raison de leur maîtrise de la langue et de la culture grecques. Or, des Églises existaient avant la venue de Paul, notamment à Rome. Paul est donc un représentant du mouvement helléniste, parmi d’autres chrétiens. Daniel Marguerat souligne que la diversité de l’Église existait dès les débuts du christianisme, contrairement à l’ancienne opinion qui considérait que la dégénérescence et la division étaient intervenues avec le temps. Ce qu’on appelle « la grande Église » à partir du milieu du IIe siècle de notre ère était le fruit de mesures d’unification intervenant sur une matière très diverse ; l’unité est seconde, la diversité est première.
Pour Paula Fredriksen, « la musique du Nouveau Testament est plus proche de Stravinsky que de Haydn ; la théologie crée l’harmonie ; la théologie est une superstructure qui construit un tout harmonieux à partir des multiples thèmes et des orientations que l’on trouve un peu partout dans le Nouveau Testament ». Les épîtres deutéropauliniennes (attribuées à Paul après sa mort) présentent ce personnage d’une manière un peu plus judaïsante, « casher ». L’épître aux Éphésiens jette un pont entre le judaïsme et les communautés de Gentils dans une perspective de longue durée, ce que Paul ne vit pas. « Ce n’est pas une impression, mais la preuve de la diversité et de l’anxiété que génère cette diversité ». Pour Pierre Geoltrain (EPHE, Paris) : le grand art de la théologie est de faire communiquer des écrits différents, présentant des contradictions et des non-communications, qui présentent un problème pour les historiens.
Au commencement était la diversité. Chacun défendait son évangile tout en se revendiquant comme disciple du Christ. Paul est témoin de cette diversité ; il est un parmi d’autres ; mais il est un des seuls dont les écrits nous sont parvenus. On peut donc comparer sa version de l’histoire à celle qu’en donne, une trentaine d’années plus tard, le récit des Actes des Apôtres. Daniel Marguerat relève des différences et des oublis marquants. L’auteur des Actes fait silence sur certains aspects de l’activité missionnaire de Paul, alors que ce dernier avait mené un gros effort dans l’écriture et la diffusion de ses épîtres. Chez Luc, une volonté de marquer les convergences plutôt que les divergences, les conciliations plutôt que les conflits : un silence largement explicable ; en revanche, son silence sur les activités épistolaires de Paul est plus surprenant. Simon Legasse (Institut catholique de Toulouse) se pose la question de savoir si l’auteur des Actes avait connaissance des épîtres de Paul, car il ne les évoque jamais. François Vouga (Faculté libre de théologie Bethel) relève que la mise en valeur des voyages et des aventures de Paul dans les Actes est inversement proportionnelle à l’importance que leur donne Paul dans ses épîtres. Enrico Norelli (Université de Genève) pense improbable que Luc ait eu connaissance des épîtres de Paul ; ou bien, s’il les connaissait, il a décidé de ne pas les utiliser, parce que ces épîtres ne lui paraissaient pas fondamentales pour raconter l’histoire de Paul. Pier Franco Beatrice affirme que « les manipulations de Luc sont nombreuses et grossières : il ignore les épîtres et ne les cite pas, mais je crois qu’il les connaissait fort bien ; elles auraient été en contradiction avec trop de choses ». Pierre Antoine Bernheim (fondation Noésis, Londres) : l’auteur des Actes connaissait les lettres, mais il a évité de les utiliser en évidence ; il n’a pas souhaité inclure dans les Actes les aspects de la théologie de Paul qui nous apparaissent primordiaux dans l’histoire du christianisme.
Bien que l’auteur des Actes des Apôtres les ait ignorés ou ait choisi de les ignorer, les lettres de Paul constituent des textes majeurs du Nouveau Testament, par leur volume, leur pensée théologique, elles offrent un témoignage d’autant plus irremplaçable qu’elles sont de la main d’un contemporain de Pierre, de Jacques le frère de Jésus et des autres apôtres. Pour Bernheim, si nous n’avions pas les lettres de Paul, il apparaîtrait comme un personnage totalement différent, un chrétien aux conceptions religieuses parfaitement orthodoxes. Pourquoi l’auteur des Actes s’attache-t-il à dresser le portrait d’un Paul certes missionnaire zélé, mais aseptisé sur le plan doctrinal ? L’aspect innovant de Paul disparaît ; il est domestiqué. Pour Daniel Marguerat, le Paul des Actes n’est pas pâle par rapport au Paul des épîtres ; le Paul des épîtres est celui qui écrit, le Paul des Actes est celui qui agit. Luc, trente ans après, ne doit pas répéter ce que tout le monde sait, mais doit insister sur la continuité de Paul par rapport aux autres Pères de l’Église. Le Paul entrepreneur et homme d’action est celui qu’il faut deviner derrière les épîtres.
Graham Stanton (Université de Cambridge) distingue deux portraits de Paul : celui de ses propres épîtres où il apparaît comme un chef chrétien radical et dynamique ayant pris ses distances avec certains aspects de judaïsme, et celui qu’en donnent les Actes qui le présentent comme un Juif pieux, respectueux de la Loi. Ce sont deux portraits fort différents. Emmanuelle Main (Université hébraïque de Jérusalem) relève que Paul, dans ses épîtres, ne se décrit pas beaucoup lui-même dans ses épîtres, qui sont des écrits de circonstance. Il ne s’agit pas d’un portrait continu, mais d’un personnage qui parle de lui-même, alors que les Actes relèvent d’un témoignage extérieur sur Paul. Pierre-Antoine Bernheim pense que les Actes fournissent une ossature sur la vie de Paul. Les indications chronologiques étant peu nombreuses, les reconstitutions sont difficiles à faire. Les auteurs mettant en question la crédibilité des Actes et qui ne veulent pas tenir compte de leur apport ont donc de grandes difficultés à faire une biographie indépendamment de ce texte. Emmanuelle Main insiste sur le fait que les Actes n’écrivent pas une biographie de Paul, alors que les chercheurs contemporains utilisent cette source pour écrire une biographie.
Actes des Apôtres, papyrus du troisième siècle de notre ère
Vers les années 80-90, l’auteur des Actes se saisit de la figure de Paul. Celui-ci devient alors le héros d’un récit, qui n’a peut-être n’a plus beaucoup à voir avec lui-même, avec ce que ses lettres nous apprennent. L’histoire cède le pas à la littérature. Pour Pier Franco Beatrice, du point de vue des Actes, Paul devient le héros d’une communauté chrétienne vivant dans l’harmonie ; de toute évidence, insérer Paul dans ce cadre coûte cher du point de vue historiographique. François Vouga appelle à la prudence sur les informations données par les Actes des Apôtres. Sur les débuts de l’histoire paulinienne, depuis sa vocation sur le chemin de Damas jusqu’à son passage à Corinthe au milieu des années 50, on dispose de données issues des lettres de Paul qui contredisent pour une grande partie certaines indications des Actes. Ensuite, c’est le silence, après l’intention de Paul donnée dans l’épître aux Romains d’aller à Jérusalem puis en Espagne. Quelques décennies après, ce sont les Actes des Apôtres qui donnent leur version de l’histoire. Il faut donc être prudent sur ces différentes questions, surtout pour la période après le voyage à Corinthe. Pour Pierre Geoltrain, lorsqu’on se fie à ce que Paul raconte de lui-même, on n’en tire pas grand-chose, et lorsqu’il donne certains renseignements précis, cela laisse perplexe. Par exemple, Paul avance qu’après avoir été à Damas, il est parti pendant plusieurs années en Arabie ; or les Actes des Apôtres ne parlent pas de ce déplacement en Arabie. Paul indique être rentré à Damas après avoir été pourchassé par Arétas, le roi d’Arabie. Que s’est-il donc passé pour que Paul soit ainsi chassé ? On ne sait pas. Le livre des Actes raconte aussi qu’à Damas, Paul rencontra une opposition ferme de la part d’hellénistes qui le firent fuir, en sortant par un panier à travers une fenêtre. Les Actes font de Paul un élève disciple de Gamaliel. Or, Paul ne mentionne pas le nom de Gamaliel dans ses épîtres.
François Vouga relève que Paul revendique certes son passé pharisien (Philippiens), son appartenance à la tribu de Benjamin (Philippiens). D’après sa propre épître, il n’aurait jamais été à Jérusalem avant la première visite qu’il fit à Pierre pour faire sa connaissance trois ans après le début de sa vocation (Galates), ce qui contredit l’indication des Actes qui fait de lui un disciple de Gamaliel ayant étudié à Jérusalem. Le fait qu’il soit citoyen romain est incertain et qu’il sache l’hébreu paraît aussi peu plausible pour François Vouga, étant donné que la Bible de Paul est la Septante qui était en grec et non pas en hébreu. Les indications originales des Actes données sur Paul ont donc pour but de l’enraciner à Jérusalem dans une perspective littéraire contredite par les épîtres. Daniel Marguerat ne retient pas cette possibilité que l’auteur des Actes ait volontairement falsifié des données relatives à la biographie de Paul. L’auteur des Actes écrit entre 80 et 90, trente ans après la mort de Paul environ : Luc écrit dans une phase où il s’agissait de faire le bilan de l’héritage de Paul.
Le récit du chemin de Damas dans les Actes met en scène un pharisien zélé nommé Saul, qui persécute les chrétiens jusqu’à une révélation qui entraîne sa conversion. Graham Stanton relève que l’épître aux Galates fait aussi référence à cet épisode, mais de manière plus concise, par contraste avec le récit de Luc, plus détaillé et haut en couleur. Luc donne à l’expérience de la conversion de Paul une telle importance qu’il la raconte trois fois, en variant la présentation en fonction du public auquel il s’adresse.
Actes des Apôtres, chapitre 9, verset 3 : « Saul ne respirant toujours que menace et meurtre contre les disciples du Seigneur, alla demander au grand-prêtre des lettres pour les synagogues de Damas. S’il trouvait là des adeptes de la Voie, hommes ou femmes, il les amènerait enchaînés à Jérusalem. Poursuivant sa route, il approchait de Damas quand soudain, une lumière venue du Ciel l’enveloppa de son éclat. Tombant à terre, il entendit une voix qui lui disait : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? – Qui es-tu, Seigneur ? demanda-t-il. – Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes. Mais relève-toi, entre dans la ville, et on te dira ce que tu dois faire. » Ses compagnons de voyage s’étaient arrêtés muets de stupeur : ils entendaient la voix, mais ne voyaient personne. Saul se releva de terre, mais bien qu’il eût les yeux ouverts, il n’y voyait plus rien. Et c’est en le conduisant par la main que ses compagnons le firent entrer dans Damas où il demeura privé de la vue pendant trois jours sans rien manger ni boire. »
Pour Pierre Geoltrain, il est évident que Paul s’est rallié au christianisme, mais il est moins certain que ce soit de la manière dont le racontent par trois fois les Actes des Apôtres. Les textes du Nouveau Testament relèvent de la littérature. Selon François Bovon, le Paul historique qu’on peut reconstruire à partir de ses épîtres a conçu sa vie comme marquée par la conversion, avec un avant et un après. L’épître aux Galates transcrit très clairement cette perspective contrastée. Luc respecte ce schéma de la conversion.
Daniel Marguerat relève dans l’épître aux Galates : « Vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme, avec quelle frénésie je persécutais l’Église de Dieu et je cherchais à la détruire ». Paul utilise le terme grec theô, « ravager » ; il fait un portrait en noir et blanc, la face sombre étant le ravage de l’Église, l’autre face lumineuse étant celle du converti devenant le témoin de Jésus qu’il persécutait. Cette construction rhétorique est un récit qui émane de Paul ; il fait référence à un discours tenu sur lui-même et qui fait état du retournement de sa conversion.
Cette image de la conversion de Paul qui suscite une forte rupture entre la période préchrétienne et la période chrétienne de Paul a tendance à se développer dans la tradition chrétienne, car on en trouve la trace jusque dans l’Évangile de Luc. Dans l’Epître aux Galates, Paul affirmait : « je dépassais dans le zèle pour la Loi beaucoup de ceux de mon âge » ; Paul ne parle pas de lui-même comme d’un pécheur. Son péché fondamental était certes de ne pas avoir accueilli Jésus plus tôt, mais il ne se considérait pas comme un pécheur ; c’est la tradition chrétienne qui a accentué la dimension pécheresse de la première période de la vie de Paul.
Dans ses lettres, Paul se revendique apôtre, même si cette dimension ne semble être réservée qu’à ceux qui ont connu Jésus « selon la chair » (kata sarka). Paul récuse cette hiérarchie, car il ne se considère en rien inférieur aux compagnons du Christ ; son expérience mystique lui accorde selon lui une légitimité. Dans la Première épître aux Corinthiens, Paul prétend avoir vu le Christ. Pierre Geoltrain indique qu’il se présente comme le dernier des apôtres, à qui le Christ s’est présenté à lui « comme à l’avorton ». Il se glorifie donc d’avoir rencontré le Seigneur et d’avoir eu l’expérience du Ressuscité. Pier Franco Beatrice : Paul se présente comme apôtre en n’ayant pas eu l’expérience du Jésus de l’histoire ; la révélation qu’il a eue ne provient pas d’un homme, mais du Fils de Dieu ressuscité. Emmanuelle Main rappelle que tous ceux qui, avant Paul, ont vu Jésus ressuscité, étaient soit des disciples, soit des témoins contemporains de la vie de Jésus avant la crucifixion. Moshe David Herr confirme que Paul n’a jamais rencontré Jésus de son vivant. Paul n’était pas encore venu en Judée du temps de Jésus, qui est quant à lui demeuré en Judée et en Galilée. Le fait que Paul n’ait pas rencontré Jésus de son vivant a grandement facilité l’élaboration de sa doctrine.
Simon Legasse raconte que Paul a découvert Jésus dans une vision céleste ; et c’est d’abord ce Jésus céleste qui a inspiré Paul. Il y a quelques échos chez Paul de paroles de Jésus, quatre données évangéliques identifiées. Daniel Marguerat rappelle que Paul ne signale qu’à quatre reprises, trois fois dans 1 Corinthiens, une fois dans 1 Thessaloniciens, une parole de Jésus. Paul avait donc quelque connaissance de la vie de Jésus et de son enseignement, mais d’une manière filtrée par les premiers prophètes chrétiens. Il est en revanche erroné de penser, avec certains exégètes, que Paul n’aurait pas eu accès à une biographie de Jésus. Pour Graham Stanton, Paul en savait bien plus qu’il ne le laisse croire sur la vie de Jésus, car il semble prêcher les mêmes enseignements éthiques que Jésus, avec les mêmes mots et les mêmes expressions. La question est de savoir pourquoi Paul ne cite pas explicitement Jésus plus souvent. Certains chercheurs considèrent que Paul n’en savait pas grand-chose, ou bien que, pour lui, la vie de Jésus et son enseignement ne sont pas au centre du message chrétien, mais le point central résiderait en sa mort et sa résurrection. Pierre-Antoine Bernheim pense que la perspective de Paul est très différente de celle de Jésus. Paul s’intéresse relativement peu au Jésus terrestre lorsqu’il dit que ses adversaires prêchent un autre Jésus : ses adversaires judéo-chrétiens prêchaient un Jésus de chair et de sang, qui pratiquait la loi mosaïque et qui n’a aucunement considéré que cette loi juive était abrogée. Paul n’accepte pas que Jésus soit cité en exemple par les judaïsants ; pour lui, ce n’est pas la pratique religieuse du Jésus terrestre qui compte, mais sa résurrection et ses transformations de la condition humaine opérée aux côtés de Dieu.
Pour Moshe David Herr, le fait que Paul n’ait jamais connu Jésus vivant lui a grandement facilité la tâche. Bien sûr, les contemporains de Paul lui avaient rapporté un certain nombre d’informations sur lui, mais il y a eu comme un déclic dans son esprit. Paul s’est affranchi de ses contemporains pour mettre l’accent sur sa doctrine mettant en avant la condition divine du Fils de Dieu et son principal message, à savoir que Jésus était venu apporter le salut à l’humanité toute entière. Et cela d’autant plus que lorsqu’on lit les enseignements de Jésus et ses actions, on n’arrive pas à la conclusion qu’il était venu pour expier les péchés de l’humanité et lui apporter le salut ; on arrive à la conclusion que Jésus était un Juif pieux, un prédicateur très apprécié accomplissant des miracles, et que vers la fin de sa vie, il s’était imaginé être le rédempteur d’Israël. Pour Moshe David Herr, il n’y a rien dans les paroles authentiques de Jésus qui prouverait que cet homme entendait apporter le salut à toute l’humanité au nom de Dieu son Père qui l’aurait envoyé. Le fait que Paul ait fermé son esprit à tout ce que les contemporains de Jésus disaient sur lui a donc rendu facile l’élaboration de sa doctrine, qui devenait tout ce qui comptait.
Inconnu des Églises de Judée selon ses propres termes, Paul exerce sa mission dans les diasporas juives hors de Palestine. Vers l’an 49, à la suite d’un incident entre chrétiens juifs et non juifs, Jacques, le frère de Jésus, convoque à Jérusalem les représentants de l’Église d’Antioche, dont Paul, pour s’expliquer sur un débat essentiel : faut-il d’abord être Juif pour être chrétien ?
6. Concile à Jérusalem
Dans les années 40, le mouvement des partisans de Jésus se répand à travers la diaspora juive. À Antioche comme ailleurs, une communauté rassemble des juifs, mais aussi des païens. Peuvent-ils vivre ensemble ? En 49 ou 50, une assemblée se tient à Jérusalem pour résoudre la question cruciale : faut-il être juif pour devenir chrétien ? Autrement dit, les hommes doivent-ils être circoncis ? Pourquoi Paul s’oppose-t-il alors à Pierre – le porte-parole des disciples – et à Jacques, le frère de Jésus ?
Jésus est juif. Sa famille est juive, ses disciples sont juifs, et il semble n’avoir d’autre horizon qu’Israël. Les Évangiles prêtent à Jésus des paroles hostiles aux païens. Or, après sa mort, d’abord timidement, puis de façon délibérée, ses partisans sont allés vers les païens et se sont ouverts aux non-juifs. Jésus a recommandé à ses disciples de n’aller que vers le peuple d’Israël. Les chercheurs travaillant sur les différentes strates du processus rédactionnel disent d’ordinaire que ces phrases embarrassantes relèvent d’une tradition authentique, mais que les paroles contre Israël sont nécessairement plus tardives, après la chute du Temple. Or on ne peut pas vraiment connaître la biographie de Jésus. Comme cet homme a voyagé entre la Galilée et la Judée, il n’est pas certain qu’il ait rencontré un grand nombre de païens.
Dans l'évangile de Matthieu, deux paroles étonnantes de Jésus, à la fin de l’évangile, il est dit : « allez et faites de toutes les nations des disciples » ; or, quand Jésus envoie de son vivant les disciples en mission (10, 5-6), il leur dit : « ne prenez pas le chemin des païens, n’entrez pas dans une ville de Samarie, allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël ». Plus loin, au chapitre 15, lorsqu’une Cananéenne demande à Jésus son aide, il lui répond : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». L’évangile universel représente un changement de cap radical dans l’évangile de Matthieu. La question qu’il faut se poser est : comment une communauté juive a-t-elle pu s’ouvrir à d’autres ? Pourquoi des gens comme Jacques ou Pierre ne se sont pas contentés de prêcher leur foi en Jésus uniquement parmi les Juifs ? Pourquoi ont-ils prêché aux Gentils ? Pour Moshe David Herr, depuis le milieu du VIe siècle avant notre ère, deux phénomènes importants ont marqué la vie des Juifs de la diaspora : d’une part, la haine antijuive ; l’autre, au contraire, l’admiration pour les Juifs et le judaïsme, la Torah, qui a culminé dans un grand mouvement de prosélytisme que l’on voit dans les derniers livres de la Bible hébraïque, dans les prophéties d’Isaïe rassemblées dans les chapitres 40 à 66 du livre qui lui est attribué. Dans les écrits de Malachie et d’Esther également, ces deux phénomènes cohabitent. « L’Isaïe de l’exil » ou le « Deutéro-Isaïe » à partir du chapitre 60 contient la formule : « Lève-toi Jérusalem ! Et voici qu’accourent vers toi toutes les nations. » Ce que le rédacteur de ce passage attend au dernier jour n’est pas qu’Israël aille vers les nations, mais que les nations aillent vers Jérusalem. Il y a donc dans le judaïsme palestinien deux courants : ceux qui veulent se concentrer sur Israël, et d’autres, comme le rabbin Hillel venu de Babylonie, qui enseigne qu’il faut faire rentrer les autres nations « sous les ailes de la présence divine » : c’est le prosélytisme.
En Isaïe, 2, 1-4, « Prophétie d'Ésaïe, fils d'Amots, sur Juda et Jérusalem. Il arrivera, dans la suite des temps, que la montagne de la maison de l'Éternel sera fondée sur le sommet des montagnes, qu'elle s'élèvera par-dessus les collines, et que toutes les nations y afflueront. Des peuples s'y rendront en foule, et diront : « Venez, et montons à la montagne de l'Éternel, à la maison du Dieu de Jacob, afin qu'il nous enseigne ses voies, et que nous marchions dans ses sentiers. » Car de Sion sortira la loi, et de Jérusalem la parole de l'Éternel. Il sera le juge des nations, l'arbitre d'un grand nombre de peuples. De leurs glaives ils forgeront des hoyaux, et de leurs lances des serpes : une nation ne tirera plus l'épée contre une autre, et l'on n'apprendra plus la guerre. » (Traduction de Louis Segond)
Dans la Bible hébraïque, les livres des Prophètes ont envisagé la place des non-juifs alors que dans le Nouveau Testament, Paul semble faire des païens une question nouvelle, vitale. Dans de nombreux rêves prophétiques aux temps bibliques, la question des Gentils apparaît : vont-ils recevoir la Torah et être sauvés par Dieu ? Quand les Juifs parlent d’eschatologie, ils doivent aborder leur sort : seront-ils sauvés ou perdus ? Paul a son interprétation des événements, dans la mesure où l’auteur du livre des Actes prétend qu’il a tout fait pour aller vers les Juifs. Paul, dans bien des cas, interprète théologiquement le phénomène de la mission aux païens et le considère dans un scénario qui l’intègre au supposé plan de Dieu avant que ne survienne la fin des temps. Dans l’épître aux Romains (XV, 16), Paul parle de son activité et envisage la grâce qui lui a été donnée par Dieu afin qu’il soit lui-même officiant de Jésus-Christ en direction des nations, « afin que l’offrande des païens devienne agréable, sanctifiée dans l’Esprit saint ». L’idée du ministère de Paul est conçue en termes cultuels. Il ne s’agit pas de fonder une religion autonome du judaïsme, car le judaïsme était lui-même divisé en plusieurs courants. Daniel Marguerat rappelle que Paul intervient dans une synagogue où se situent trois cercles concentriques : les Juifs d’origine, de plein droit ; les prosélytes, païens judaïsés et circoncis, qui demeurent cependant prosélytes jusqu’à la fin de leur jour ; enfin, les craignant-Dieu, une zone beaucoup plus fluide sur laquelle les spécialistes s’interrogent : ces derniers ne constituaient pas un parti structuré, leur identité n’était pas clairement discernable ; c’était des païens fascinés par l’histoire et la culture des Juifs.
Vers 50 de notre ère, pour Moshe David Herr, un dixième des habitants de l’Empire romain étaient juifs, soit 6 millions de Juifs sur 60 millions de personnes. Le judaïsme n’était donc pas hermétique. Certes, la circoncision représentait, pour les hommes, une étape délicate à franchir. Mais le livre des Actes rapporte que lorsque Paul effectue un voyage missionnaire, il se précipite à la synagogue pour annoncer la Bonne Nouvelle, car c’est dans ce lieu que se trouvent des craignant-Dieu capables d’entendre et d’adhérer à son message.
Que faire avec les païens, les Gentils intéressés par le message de Jésus ? Au chapitre 15 (versets 13-21), le livre des Actes rapporte un discours de Jacques pour fixer les conditions de leur admission.
« Hommes frères, écoutez-moi! Simon a raconté comment Dieu a d’abord jeté les regards sur les nations pour choisir du milieu d’elles un peuple qui porte son nom. Et avec cela s’accordent les paroles des prophètes, selon qu’il est écrit:
Après cela, je reviendrai, et je relèverai de sa chute la tente de David,
J’en réparerai les ruines, et je la redresserai,
Afin que le reste des hommes cherche le Seigneur,
Ainsi que toutes les nations sur lesquelles mon nom est invoqué,
dit le Seigneur, qui fait ces choses,
Et à qui elles sont connues de toute éternité. [Amos 9 : 11-12]
C’est pourquoi je suis d’avis qu’on ne crée pas de difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de la débauche, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. »
Pour Jacques, le christianisme n’est pas une troisième entité entre le judaïsme et le paganisme, mais intégré dans la logique juive de rédemption du monde, une ouverture du judaïsme aux païens qui implique une conversion à la religion juive, l’entrée dans l’Alliance et donc, pour les hommes, la circoncision.
La réunion de Jérusalem réunit autour de 48, 49 ou 50 des envoyés de l’église d’Antioche, Paul et Barnabé, avec les représentants de l’Église de Jérusalem, au sujet de la position à adopter à l’égard des païens. L’événement est narré dans le chapitre 15 des Actes et le chapitre 2 de l’Epître aux Galates. Les deux textes ont des différences, mais aussi des similitudes. La question posée est bien de savoir si les Gentils adhérant au mouvement chrétien doivent devenir ou non des prosélytes juifs. La réponse donnée est la même dans les deux récits : ce n’est pas indispensable. Au sein du Nouveau Testament, deux versions différentes rapportent que la communauté de Jérusalem, dominée par la figure de Jacques, décide de régler les conflits survenus avec les partisans de Paul. Le chapitre 2 de l’épître aux Galates raconte que Paul est monté avec Barnabé à Jérusalem, qu’il a exposé à ses frères l’Évangile qu’il prêchait aux païens : « On ne contraignit même pas Tite, mon compagnon, un Grec, à la circoncision ». Des « faux frères » auraient cependant fait pression pour « l’entraîner dans la servitude ». Aux versets 7 et 9 : « Au contraire, voyant que l’Évangile m’avait été confié pour les incirconcis, comme à Pierre pour les circoncis – car celui qui a fait de Pierre l’apôtre des circoncis a aussi fait de moi l’apôtre des païens – et ayant reconnu la grâce qui m’avait été accordée, Jacques, Céphas et Jean, qui sont regardés comme des colonnes, me donnèrent, à moi et à Barnabas, la main d’association, afin que nous allions, nous vers les païens, et eux vers les circoncis. » (Traduction NEG 1979).
Deux positions contradictoires se sont donc exprimées dans cette rencontre : les partisans du judaïsme à Jérusalem entendaient que les Gentils intéressés par le prosélytisme juif se convertissent ; et la tendance de l’Église d’Antioche, plus souple, de ne pas exiger les rites juifs pour les convertis païens.
L’incident d’Antioche où Paul tance Pierre de ne pas fréquenter ouvertement les païens lorsque les juifs étaient présents.
Antioche, dans la province de Syrie, abritait une communauté juive nombreuse, et c’est dans cette ville que s’est posée la question de savoir si les chrétiens issus du paganisme allaient coexister avec les chrétiens juifs, notamment à l’occasion des repas en commun. Une solution fut trouvée, à savoir « les sept préceptes noachiques » dans la tradition juive. Noé aurait reçu, au sortir de l’Arche, sept commandements ; on est avant Moïse et la circoncision.
Manuscrit Chester Beatly 1 (P45) retranscrivant le chapitre 15 des Actes des Apôtres, conservé à Dublin.
Au chapitre 15 des Actes, le décret apostolique de la réunion de Jérusalem interdit les viandes sacrifiées aux idoles, les viandes d’animaux étouffées et la consommation du sang. C’est la forme la plus sommaire de la loi juive, qui est censée devenir la loi commune de tous les croyants, chrétiens et judéo-chrétiens, le plus petit dénominateur commun.
Pour Daniel Schwartz (Université hébraïque de Jérusalem), la cause principale du divorce entre judaïsme et christianisme vient de la part prépondérante occupée par les Gentils. Plus il y a de non-juifs dans la communauté, plus elle s’éloigne du judaïsme. Si on cherche d’autres raisons, il ne s’agirait pas des croyances, car dans le monde juif, les questions de foi sur la résurrection des morts faisaient débat, mais n’entraînaient pas de schisme définitif. En revanche, la pratique de la loi de Moïse était un facteur discriminant : le fait de ne pas la pratiquer entraîna un schisme.
Paul a bien compris que la Loi de Moïse divisait en deux la communauté chrétienne. Comme, selon lui, il n’était pas question que les pagano-chrétiens deviennent obligatoirement des prosélytes juifs, il a donc l’idée d’un nouveau critère de cohésion, la foi. La loi de Moïse perd sa valeur de chemin vers le salut. Pour Paul, seule la foi dans la mort et la résurrection de Jésus apporte le salut. Daniel Marguerat rappelle que Paul n’est pas un « casseur de Torah », car lui-même est juif et respecte les juifs de la piété juive, mais en revanche, il ne considère pas ces rites comme indispensables au salut. Dans ce cas, on arrive à un mouvement qui doit prendre ses distances par rapport au judaïsme. Paul, même s’il n’est pas à l’origine de l’ensemble de ses idées, a cependant largement contribué à cette nouvelle religion.
Moshe David Herr pense qu’au début, ni Jacques ni Pierre n’avaient compris au départ les conceptions de Paul. Ils avaient dû sentir qu’il prêchait une doctrine différente, mais sans en mesurer pleinement la portée. Paul prêchait que Jésus étant le fils de Dieu, il était venu racheter toute l’humanité. Il est possible que sur bien des plans, le dialogue dans la rencontre de Jérusalem ait été difficile. Paul avait décidé de parler de manière ambiguë : leur seul point d’accord était que les Gentils ne devaient pas nécessairement devenir juifs pour gagner leur salut.
Paul pensait que la loi de Moïse et ses rites étaient désormais inutiles, voire néfastes ; seule compte ce qu’il appelle « la circoncision du coeur », la foi. Les apôtres se répartissent donc la tâche d’évangélisation entre juifs et païens. Cependant, nombre de communautés chrétiennes étaient mixtes et comprenaient les deux composantes. Jean-Pierre Lemonon met en garde contre l’interprétation erronée qui voudrait que Paul ait pris pour champ missionnaire le vaste monde romain en ne laissant que la Judée à l’Église de Jérusalem. Les apôtres de Jérusalem ont en fait à faire œuvre missionnaire partout où il existe des communautés juives, notamment en Mésopotamie et en Égypte. Or, la lecture que l’auteur des Actes fait de ce partage est très orientée. Daniel Marguerat dit que Paul expose que l’évangélisation des incirconcis lui a été confiée, en symétrie à l’évangélisation des circoncis confiée à Pierre, construisant ainsi un christianisme à deux polarités. Christian Amphoux considère comme crédible cette vision des choses, et le récit des Actes serait probablement moins historique que le récit de Paul. Daniel Marguerat pense le contraire : dans le récit construit de Paul sur lui-même, il se pose en pôle face à Pierre. De nombreux lecteurs de l’épître aux Galates ont dû sursauter devant cette revendication du mandat reçu, qui est une construction de Paul. Le récit des Actes délivrerait donc à cet égard un récit plus fidèle sur la rencontre de Jérusalem que la lettre de Paul.
Pour Moshe David Herr, on nous apprend dans le livre des Actes que Paul est parti comme missionnaire parmi les Gentils, mais que Jacques et Pierre l’avaient fait avant lui. Dans les Actes, Pierre déclare en présence de tous que c’est lui qui a prêché l’Évangile chez les Gentils, ce qui est en contradiction de ce que Paul signale dans les Galates. Christian Grappe confirme que la construction du livre des Actes fait de Pierre un maillon intermédiaire préparant la mission paulinienne. Son but est de légitimer Paul est de démontrer que ce dernier n’a rien inventé, en faisant de Pierre également un apôtre ouvert aux païens. Daniel Marguerat voit que dans les Actes, Pierre et Paul sont traités comme des frères jumeaux, avec cependant des rôles distincts. Pierre est le porte-parole des douze, l’agent de la première intégration d’un païen, Corneille, dans l’alliance du salut. Paul est l’agent qui met en œuvre les conséquences de cette ouverture du salut aux païens. Pierre apparaît donc comme un prototype de Paul, et Paul comme un successeur de Pierre ; la lecture de l’histoire ecclésiastique de Luc a gommé les différences entre ces deux personnages.
Un an après le concile de Jérusalem, Paul adresse sa première épître aux Thessaloniciens. Ce serait, d’après la majorité des exégètes, le texte le plus ancien du Nouveau Testament. Cette lettre date de l’an 50 ou 51. Or, ce texte contient des passages violents contre le judaïsme, à tel point qu’on pourrait penser qu’ils se rapporteraient à une époque plus tardive, lorsque la rupture fut définitivement consommée entre judaïsme et christianisme.
7. Jours de colère
Vers 48 ou 49 se tient le concile de Jérusalem. Cette assemblée qui réunit notamment Jacques, le frère de Jésus, ainsi que les apôtres Pierre et Paul, décide des conditions d’admission des non-Juifs dans le mouvement chrétien. Un an plus tard, autour de l’an 50, l’apôtre Paul écrit à une communauté de Thessalonique ; il s’agit de son épître la plus ancienne.
Pierre-Antoine Bernheim signale d’emblée le double problème de l’authenticité et de l’intégrité des lettres de Paul : ont-elles été rédigées ou dictées par Paul ? ont-elles été gardées intactes ou remaniées, compilées, réécrites ? Sur les quatorze lettres attribuées à Paul dans la Bible catholique, l’une a été écrite par un autre auteur, à savoir l’épître aux Hébreux (qui n’est pas attribuée à Paul dans les Bibles protestantes). Parmi les treize restantes, trois épîtres sont considérées à peu près universellement par les spécialistes comme non pauliniennes : ce sont les lettres pastorales à Tite et Timothée. Il en reste dix qui sont acceptées avec plus ou moins de contestation, dont sept sont unanimement reconnues comme authentiques par les exégètes contemporains : Romains, Galates, 1 Thessaloniciens, 1 et 2 Corinthiens, Philippiens et Philémon. Trois autres lettres voient leur attribution débattue : 2 Thessaloniciens, Colossiens et Éphésiens. Le corpus paulinien comprend donc des lettres qui ne sont pas de Paul. D’autre part, un certain nombre de lettres sont visiblement des compositions littéraires rédigées à partir de l’assemblage de plusieurs écrits de Paul.
François Blanchetière (Université Marc Bloch, Strasbourg) lit le passage de la première lettre aux Thessaloniciens (2, 14), où Paul écrit : « En effet, frères, vous avez imité les Églises de Dieu qui sont en Judée dans le Christ Jésus. Puisque vous aussi, vous avez souffert de vos propres compatriotes ce qu’elles ont souffert de la part des Juifs ; eux qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, ils nous ont aussi persécuté, ils ne plaisent pas à Dieu et sont ennemis de tous les hommes. Ils nous empêchent de prêcher aux païens pour les sauver et mettent ainsi en tout temps le comble à leur péché. Mais la colère est tombée sur eux à la fin. » Il commente que la majorité des exégètes sont d’accord pour considérer qu’il s’agit d’un des textes les plus anciens de Paul et le plus ancien du Nouveau Testament, étant un document écrit aux environs des années 50. Pour Graham Stanton (Université de Cambridge), on ne dispose pas d’écrits antérieurs à 1 Thessaloniciens. La période allant de la mort de Jésus à 50 demeure une époque tunnel qui demeure obscure faute de documents.
Commentant le passage retranscrit ci-dessus, Étienne Nodet (Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem) se pose la question de l’identité des « compatriotes » mentionnés. En grec, le mot est symphyletès : « appartenant à la même tribu ou engeance » ; le terme peut aussi se traduire par « ayant la même confession ». S’il s’agit de compatriotes au sens de Thessaloniciens, comment ce groupe de fidèles du Christ ou de Paul aurait-il pu avoir des ennuis ? Une hypothèse serait que ce terme désigne des chrétiens de Thessalonique qui auraient provoqué des troubles. Or il n’y a pas de trace dans cette épître que ce mouvement soit agité. Une autre hypothèse voudrait qu’il s’agirait des Juifs de Thessalonique, où Paul fut accueilli puis rejeté par les Juifs de cette communauté, car il y créait des divisions.
Pour Daniel Marguerat, l’identité exacte des Thessaloniciens nous échappe. Il s’agit d’une communauté de fidèles constituée de Juifs et de non Juifs dans des proportions mal connues. Il semble que dans cette Église, les non Juifs soient en majorité. Paul, comme il l’a fait partout où il est allé, a créé avec ses collaborateurs une communauté mixte ; c’est la spécificité de son action missionnaire. Les Thessaloniciens font partie d’une communauté où deux héritages spirituels et théologiques se retrouvent : le judaïsme et le polythéisme gréco-romain.
Selon Pier Franco Beatrice (Padoue), les chrétiens de Thessaloniciens sont d’anciens païens convertis persécutés par leurs anciens compagnons païens, tandis que les chrétiens issus du judaïsme étaient persécutés par les Juifs ; Paul établit un parallèle entre les deux situations.
Codex Claromontanus, VIe siècle
Il faut donc examiner attentivement les versets 14 à 16 du chapitre 2 de la Première Épitre aux Thessaloniciens pour comprendre ce qui expliquait la colère de Paul contre les Juifs. Jésus s’y trouve assimilé à un prophète, à savoir celui qui parle au nom de Dieu : en le tuant, les Juifs auraient tué un messager de Dieu. Dans les Actes des Apôtres, on trouve l’expression grecque propheto phontai, « tuer les prophètes », exprimant l’idée que les Juifs ont souvent exécuté leurs prophètes. Un certain nombre de représentations imagées peuvent se voir dans l’art chrétien à ce sujet. Simon Legasse (Institut catholique de Toulouse) relève la présence de ce thème et signale la simplification des faits : Jésus a bien été tué par les Romains sur ordre de Pilate. Certes, il est clair que Jésus a été arrêté sur ordre du grand-prêtre Caïphe, mais ce ne sont pas les autorités du Temple qui ont exécuté Jésus.
Jean-Pierre Lemonon effectue la comparaison avec l’émission de la BBC « Les Français parlent aux Français » pendant la Seconde Guerre Mondiale. La lettre de Paul, écrite par un apôtre d’origine juive, entre dans le cadre d’un débat à l’intérieur de la communauté juive au sujet de Jésus. Les Actes des Apôtres avancent que les grands-prêtres et les anciens ont mis à mort Jésus ; mais on trouve aussi des expressions qui généralisent ce fait à l’ensemble du monde juif, auquel appartenaient nombre des premiers chrétiens. Paul, juif ayant persécuté les chrétiens, es déçu de voir que ses coreligionnaires ne font pas le même mouvement que lui. Daniel Marguerat se rend compte que Paul utilise des arguments qui ne sont pas spécifiques de sa pensée personnelle, car il utilise des clichés qui proviennent de la tradition juive. Il utilise la tradition deutéronomiste du destin violent des prophètes, née peu après l’Exil, au sein de la réflexion théologique du judaïsme sur lui-même et qui synthétise la position d’Israël au sujet des envoyés de Dieu par une attitude de rejet violent et de meurtre.
François Bovon (Divinity School, Université de Harvard) confirme que Paul s’exprime ici selon une vieille tradition juive qui percevait que les envoyés de Dieu étaient maltraités par le peuple d’Israël. Cette perspective prophétique s’oppose aux chefs du peuple et à la population. Daniel Schwartz (Université hébraïque) est désolé de dire qu’il n’y avait pas de limite à l’hostilité que des Juifs montraient à d’autres Juifs, pour des motifs politiques et religieux. Les textes juifs de Qumrân comportent de violentes diatribes contre d’autres Juifs. Paul dirige une communauté où la plupart des non Juifs sont convertis au christianisme ; on aurait pu s’attendre à ce que l’épistolier fasse preuve de plus de prudence, mais son tempérament le poussait à exprimer sa rancœur à l’égard des autres Juifs. Certes, l’appartenance ethnique ne rend pas fondamentalement responsable des forfaits que nos compatriotes ont commis, et un regard critique peut être posé.
Paul se montre un redoutable polémiste pour qui la fin justifierait les moyens : contre toute vraisemblance, il accuse les Juifs d’avoir tué Jésus et reprend les pires slogans de l’antisémitisme païen. L’idée d’un peuple juif « ennemi de tous les hommes » se retrouve chez les auteurs romains, notamment chez Tacite (c. 55-120), qui imputait aux Juifs la haine du genre humain (Annales, XV,44,4 ; Histoires 5,5,2). Beaucoup d’auteurs païens qualifiaient les juifs de misanthropes. Il existait ainsi des jugements très durs sur le judaïsme dans le monde antique.
Pour visionner le documentaire "L'origine du christianisme".
Billet de Nicolas Preud'homme.
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