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  • Photo du rédacteurNicolas J. Preud'homme

Nino, figure de femme apôtre dans le Caucase

Dernière mise à jour : 31 oct. 2019

Vers 380 de notre ère, un prince du Caucase devenu général dans l'armée romaine, Bacurius, lors d'un séjour à Jérusalem, raconta à son ami Rufin d'Aquilée l'histoire de la conversion de son pays, l'Ibérie du Caucase, appelé aussi K'art'li, correspondant aujourd'hui à la partie orientale de la Géorgie. Son récit rapporte qu'au temps de l'empereur Constantin, autour des années 320 et 330, une femme "captive" dotée de pouvoirs miraculeux de guérison parvint à toucher le cœur de la reine puis du roi d'Ibérie, qui adoptèrent alors la foi chrétienne. Avec l'Arménie et le pays d'Axoum, l'Ibérie du Caucase était l'un des premiers royaumes à s'être officiellement convertis au christianisme, de manière concomitante à celle de l'empereur Constantin.


Le rôle de Nino reprend celui de femmes qui jouaient un rôle crucial dans les cultes polythéistes traditionnels du Caucase ancien. Dans une autre partie de la Géorgie, au sein de la région du Samtskhe, une légende rapportée dans la chronique géorgienne de la Vie des Rois avance qu'une autre femme, Samdzivari, serait intervenue auprès des aristocrates du pays pour les convaincre d'écouter et de mettre en pratique la prédication de l’Église censée avoir été apporté par l'apôtre André. Dans son étude du récit livré par Rufin, Françoise Thelamon a étudié les réminiscences de certaines pratiques païennes dans la manière employée par la sainte femme pour évangéliser les Ibèrex. Par exemple, le récit d'une colonne suspendue en l'air rappelle le rôle d'intermédiaire entre la terre et le ciel confié dans le paganisme géorgien à un étendard nommé drosha et qui symbolisait la présence de la divinité khati. Le terme de captiua appliqué par Rufin à cette femme ne renverrait pas vraiment à une prisonnière de guerre, mais davantage à celui d'une ascète "captive" de Dieu, à l'image d'une chamane assumant diverses fonctions prophétiques, cultuelles et curatives dans les sociétés païennes du Caucase.


Le récit de Rufin connut plusieurs reprises parmi les continuateurs de son Histoire ecclésiastique dans l'Empire romain d'Orient. Dans chacun de ces récits, la sainte "captive" n'est pas nommée. Entre le cinquième et le huitième siècle, les traditions proprement caucasiennes sur l'histoire de la conversion de l'Ibérie trouvèrent leurs premières formes écrites dans l'Histoire de l'Arménie par Moïse de Khorène, qui consacre un chapitre à cette femme qu'il nomme Nunê. Dans la littérature géorgienne, une version primitive de la Conversion du K'art'li par Nino, une chronique composée vers le VIIe siècle, résume plusieurs traditions sur les miracles accomplis par la sainte.


Ces traditions caucasiennes rajoutent de nouveaux détails romanesques : Nino serait la fille d'un officier de Cappadoce nommé Zabilon, aurait séjourné à Rome, puis en Arménie aux côtés de sainte Rhipsime et de ses compagnes. Sous les coups de la persécution du roi arménien Tiridate, Nino aurait réchappé à ses poursuivants pour gagner ensuite le pays du K'art'li, où elle aurait alors atteint, grâce à l'aide de bergers, la vallée du fleuve Koura, où se trouve la capitale royale, Mtskheta.

Fait remarquable, les chroniques géorgiennes rapportent que Nino se serait alors liée d'amitié avec la communauté juive du K'art'li. Le fait est assez rare pour être souligné ici, étant donné l'attitude traditionnellement hostile des chrétiens envers les juifs au cours de l'Antiquité tardive. S'agirait-il d'une vague trace d'anciens milieux monothéistes hybridant apports chrétiens et juifs, avant l'organisation d'une Église nationale imposant ses dogmes et sa discipline ?


Les guérisons, la prédication et les conseils donnés par la femme apôtre témoignent de son rôle précurseur dans la conversion religieuse, en coopération avec les pouvoirs religieux du roi, qui, une fois converti, donne son assentiment à la fondation d'une église et fait appel à un clergé masculin pour y assurer le culte.


Icône de Sainte Nino, Illuminatrice du Kartli (Géorgie orientale)


La tradition iconographique géorgienne représente Nino avec une croix en bois de vigne, qui constitue son principal attribut symbolique. La vigne étant cultivée dans le Caucase depuis 6 000 ans avant notre ère, elle occupait nécessairement une place de choix dans les cultures des sociétés caucasiennes.



Le monastère de Samt'avro à Mtskheta.



La colline de Jvari surmontée de son monastère.



La cathédrale de Svetitskhoveli à Mtskheta.


Le paysage sacré de Mtskheta demeure profondément marqué par la christianisation, à travers la présence de plusieurs lieux saints : la cathédrale de Svetitskhoveli ("le Pilier Vivant") au centre de la ville de Mtskheta ; le monastère de Jvari ("la Croix") sur la colline du même nom, dominant la confluence du fleuve Koura avec la rivière Aragvi, et enfin le monastère de Samt'avro où le roi Mirian converti par Nino aurait bâti la première église chrétienne du royaume ibère. Ces différents lieux affichent une mémoire pour une bonne part reconstituée de l’œuvre missionnaire de cette femme apôtre. La tradition place dans le village de Bodbe, en Kakhétie, où se trouve aujourd'hui un monastère, la tombe de sainte Nino. Chaque année, des milliers de pèlerins orthodoxes viennent l'honorer.


La figure de la femme apôtre de l'Ibérie-K'art'li, à laquelle la tradition géorgienne a donné le nom de Nino, s'avère délicate à comprendre tant elle entremêle l'histoire et la légende. Elle atteste néanmoins la place religieuse majeure occupée par certaines femmes charismatiques dans l'histoire des sociétés du Caucase.


Billet de Nicolas Preud'homme.


Références bibliographiques.

Horn Cornelia B. « St. Nino and the Christianization of Pagan Georgia », Medieval Encounters 4, 3, 1998, p. 242-264.

K’art’lis C’xovreba: The Georgian Royal Annals and Their Medieval Armenian Adaptation, volume 1. Édition de Stephen H. Rapp Jr. New-York : Delmar, 1998.

Martin-Hisard Bernadette. « Christianisme et Église dans le monde géorgien », dans Jean-Marie Mayeur, Charles (†) et Luce Pietri, André Vauchez, Pierre RichÉ et Gilbert Dagron (dir.). Histoire du christianisme – tome IV : Évêques, moines et empereurs (610-1054), Paris : Desclée, 1993, p.1169-1239.


Martin-Hisard Bernadette. « Jalons pour une histoire du culte de sainte Nino (fin IVe-XIIe s.) », in Jean-Pierre Mahé and Robert W. Thomson (dir.) From Byzantium to Iran: Armenian Studies in Honour of Nina G. Garsoian, Occasional Papers and Proceedings, Scholars Press 8, Suren D. Fesjian Academic Publications 5. Atlanta, Georgia : Scholars, 1997, p. 53-78.


Martin-Hisard Bernadette, « Le récit géorgien de La conversion de l'Ibérie. Réflexions sur le vocabulaire », dans Hervé Inglebert et alii, Le problème de la christianisation du monde antique. Textes, images et monuments de l’Antiquité au Haut Moyen Âge. Paris : Éditions Picard, 2010, p. 319-328.


Moïse de Khorène, Histoire de l'Arménie. Traduction française d’Annie et Jean-Pierre Mahé, Paris : Gallimard, 1993.


Thelamon Françoise. « Histoire et structure mythique : la conversion des Ibères », Revue Historique, tome 247, fascicule 1, 501, janvier-mars 1972, p. 5-28.


Thelamon Françoise. Païens et chrétiens au IVe siècle. L’apport de l’”Histoire ecclésiastique de Rufin d’Aquilée. Paris, Études Augustiniennes, 1981. 535 pages.

Thomson Robert W., Rewriting Caucasian History – The Medieval Armenian Adaptation of the Georgian chronicles, Oxford : Clarendon Press, 1996.


Crédits des images


Photographies des monastères de Jvari, Samt'avro et de la cathédrale Svetitskhoveli : Nicolas Preud'homme, 2018.


Image de sainte Nino : https://ka.wikipedia.org/wiki/%E1%83%A4%E1%83%90%E1%83%98%E1%83%9A%E1%83%98:Azize_nino.jpg

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