Notes prises sur le documentaire en sept volets de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur réalisé en 2015.
1. La crucifixion de Jésus
Dans le Coran, Jésus, appelé Issa, est l’avant-dernier envoyé de Dieu, avant Mahomet. Dans les hadiths, Jésus continue de jouer un rôle dans le scénario de la fin des temps et le triomphe de l’islam. François-Xavier Pons relève que la crucifixion de Jésus est mentionnée dans la sourate IV verset 157, mais pas dans les hadiths. Dans les deux recueils de Hadith Sahir, Bukhari et Muslim (IXe s.), il apparaît que c’est Jésus qui jugera les âmes au Jugement Dernier. « Le Prophète a dit : ‘Par celui qui tient mon âme en sa main, la descente de Jésus, fils de Marie, est imminente. Il sera pour vous un arbitre juste. Il mettra fin à la guerre. Et il prodiguera des biens tels que personne n’en voudra plus ». Bukhari 22-22, 34-48, et Muslim, 155 : « Le Prophète a dit, « Je le jure par Dieu : Issa Ibn Mariam (Jésus fils de Marie) descendra, jugeant l’humanité avec la justice. » ». Le Hadith de la Fin des Temps se retrouve à la fois dans un corpus canonique et un corpus apocryphe. Il comporte de nombreuses variantes. Le Prophète récite un rêve où il voit le Messie, qui est décrit comme un homme dont les cheveux ruissellent d’eau : Jésus apparaît à la Kaaba de La Mecque, suivi par un borgne, l’Antéchrist. Jésus est considéré comme un défenseur de l’Islam ; dans un récit tardif, il est censé revenir sur le minaret de la Grande Mosquée de Damas, alors que Mahomet est censé rester enterré à Médine jusqu’à la Résurrection. C’est Jésus qui est vivant et qui doit affronter l’Antéchrist et faire ainsi triompher l’islam. En revanche, ces matériaux sont absents du Coran.
Mahomet et Jésus, illustration dans le manuscrit Vision d’Isaïe,
Vestiges des siècles passés, Iran, XVIe siècle.
Le verset 153 de la sourate IV porte l'interrogation sur ce que le Coran appelle le Peuple de l’Écriture : ce serait les Juifs Médinois qui reprennent des traditions antérieures. Ces Juifs revendiquent avoir tué Jésus au nom d’une alliance irrévocable. Mais l’auteur de la Sourate conteste cette tradition. Un propos très allusif et ambigu, sur lequel les exégètes musulmans ont eu du fil à retordre ; problème de l’expression : « cela leur a semblé ainsi » (shubbiha lahum). Shab est la racine du mot être similaire à quelque chose, il renvoie aux notions d’apparition, d’apparence ; c’est un mirage, quelque chose qui est vu, mais qui n’est pas sûr. Quelque chose a été fait pour que cela leur semble ainsi ; c’est un piège. Dans le désert d’Arabie, on se fie davantage à l’audition qu’à la vue. C’est Dieu qui est à l’origine de cela pour Jacqueline Chabbi : Dieu a donné à penser aux Juifs l’illusion qu’ils avaient crucifié Jésus. Mais pour Angelika Neuwirth, ce ne sont pas les Juifs qui sont intervenus dans l’histoire, c’est la prérogative de Dieu. Al-Hallâj, grand mystique du Xe siècle, estime que Jésus a bien été tué et crucifié, mais pas du fait de ses juges, mais par la volonté de Dieu qui a tué la manifestation physique. Idée que Dieu a surpassé les Juifs en astuce ; il a rusé contre les comploteurs. La référence au complot n’apparaît pas dans la sourate IV, mais dans la sourate III. Une ruse de Dieu contre les hommes qui ont trahi son pacte. Le Coran laisse entière l’idée d’ambiguïté d’un sosie ou d’une illusion.
Recueil d’al-Bukhari, manuscrit de hadiths du XIVe siècle.
Certains se risquèrent à dire qu’un autre que Jésus serait mort sur la croix. La tradition musulmane cite Simon de Cyrène, Judas. Ces hypothèses n’ont aucune base textuelle dans le texte coranique. Jean Damascène, auteur syrien chrétien du VIIIe siècle, en lien avec les Omeyyades, avance que pour les musulmans, c’est l’ombre du Christ qui a été crucifiée. Un treizième apôtre, jeune homme, se serait porté volontaire pour aller mourir à la place de Jésus. Gabriel Said Reynolds évoque un autre récit où Judas aurait été crucifié en punition de sa trahison. Influence d’un texte apocryphe, l’Évangile de Barnabé, où le récit de la crucifixion tourne autour de Judas. Dès le IIe siècle, refusant que le Christ puisse mourir, les chrétiens docétistes s’étaient livrés à des spéculations pour tenter de savoir ce qui a pu arriver. Le docétisme a pu inspirer les musulmans. Irénée de Lyon rapporte que pour les docètes, l’Intellect (forme divine du Christ) apparut sous la forme d’un homme, accomplit des prodiges, ne souffrit pas lui-même la passion, mais que Simon de Cyrène aurait été réquisitionné pour mourir à sa place. C'est une théologie qui épargne la mort et la souffrance au Fils de Dieu. Il existe de fait une ambiguïté dans les Évangiles canoniques au sujet de Simon de Cyrène, car celui-ci est réquisitionné « pour porter la croix » de Jésus ; autrement dit, jusqu’à où Simon de Cyrène a-t-il été impliqué ? Luc sous-entend que Simon portait la croix derrière Jésus, et Jean l’omet complètement de sa narration ; peut-être parce que des courants gnostiques affirmaient déjà à son époque que c’était Simon de Cyrène qui aurait été crucifié. Michael Marx relève les difficultés que les Églises chrétiennes ont eu avec le docétisme. Éphrem écrit que «c’est son humanité qui a remis sa divinité parce que celle-ci l’avait abandonné et délivré dans sa souffrance ; elle n’en fut pas radicalement séparée, mais la puissance de Dieu la cacha au mourant et à ses meurtriers ». Apparaît là encore l'idée qu’une partie du Christ n’est pas morte sur la croix. Pour Michael Marx, ce n’est cependant pas suffisant pour considérer que le Coran renverrait au docétisme, malgré les ressemblances. Après le VIe siècle, on n’a pas de trace de gnostiques ou de docètes ayant influencé les premiers musulmans. Le patriarche syriaque Timothée discutant avec le calife abbasside al-Mahdi cite aussi le verset coranique sur la crucifixion dans le Coran. Timothée répond à la question du calife sur la possibilité que Dieu puisse mourir : pour Timothée, la part humaine du Christ est morte, mais pas la part divine, et il cite le Coran pour appuyer ses allégations. Il y a donc eu des points sur lesquels les chrétiens se sont retrouvés avec les musulmans. Des chrétiens ont participé à l’élaboration du dogme islamique, et le Coran pouvait avoir pour eux de la valeur.
Le problème de ces versets coraniques qui font polémique entre théologiens chrétiens et musulmans suscite divers commentaires chez le spécialistes.
Pour Abdelmarjih Chahib (Université de Tunisie) : « Je peux admettre que Jésus, s’il a existé pour les historiens, a été crucifié par les autorités romaines de l’époque ; cela ne me gêne pas, même si le Coran dit qu’il ne l’a pas a été, parce qu’il l’a dit, en polémiquant en quelque sorte avec les juifs pour que la position de Jésus ne soit pas la position de n’importe quel opposant politique aux Romains ou à sa communauté d’origine. Non, c’est pour affirmer que Jésus est un personnage éminent qui est un « esprit de Dieu » et qui a donc une certaine dimension suprahumaine. Et qu’il soit crucifié ou non n’a pas beaucoup d’importance, puisque les deux niveaux ne se recoupent pas. On affirme sa crucifixion en tant qu’historien, on admet sa non-crucifixion à partir d’un objectif religieux, spirituel, et non pas historique. »
Emran El-Badawi (Université de Houston), se demande si, après tout, tout cela serait faux historiquement parlant, étant donné que le Coran ne s’intéresse pas à l’histoire, mais à la théologie. Le Coran admet que Jésus est mort dans ce monde. Le but du Coran est de s’opposer à la croyance selon laquelle la mort de Jésus marquerait une défaite de Dieu. Même question qui préoccupe le christianisme depuis le début : peut-on voir quelqu’un qui mène un mouvement être crucifié et mourir sur la croix ?
Les deux points sensibles, dans le Coran, sur la vie de Jésus, sont sa naissance et sa mort, ce qui renseigne sur les préoccupations des rédacteurs du Coran et de leurs sources. Si une personne a un statut particulier par rapport au divin, alors la question de sa naissance et de sa mort pose forcément problème, quelle que soit l’historicité de ce personnage. Comment Jésus peut-il être né et comment a-t-il pu mourir ?
Le Coran accuse donc les Juifs d’avoir crucifié Jésus et d’avoir revendiqué sa mort. Cela devient un instrument de la querelle entre Mahomet et les Juifs de son temps.
2. Les gens du Livre
Le Coran utilise trois dénominations pour désigner Jésus : Issa, forme issue de l’araméen ; fils de Mariam ; al-Nasir : celui qui a reçu l’onction, équivalent arabe du Christ ou du Messie. Mais Jésus n’est pas considéré, dans le Coran, comme le Messie attendu par les Juifs. Une nuance du sens de Messie en arabe par rapport à la traduction grecque Christ, même si, étymologiquement, cela revient au même. En passant des langues sémitiques au grec, le mot Messie-Christ a pris un sens nouveau. Avec Jésus de Nazareth, on passe à un seul Messie. On passe d’un nom commun à un nom propre. Or, dans les langues sémitiques, le mot a gardé un sens banal ; un messie (al Masyar), c’est un envoyé de Dieu. Le messie du Coran n’a donc pas le sens fort qu’on trouve dans le Nouveau Testament. Dans le Coran, Jésus n’est pas le Sauveur ou le Rédempteur de la Bible. On y trouve une architecture différente, une vision alternative de l’histoire du monothéisme.
Jésus a été crucifié à Jérusalem sous Ponce Pilate, dans les années 30 de notre ère, avec l’accusation de s’être proclamé « roi des Juifs ». Or, avec le temps, les chrétiens disculpèrent les Romains de ce crime et rejetèrent la faute sur les Juifs. Le Coran amplifie ce phénomène en accusant les Juifs de perfidie. Les Juifs sont visés dans la sourate IV entre les versets 130 et 160. Les Juifs sont accusés d’avoir tué un prophète de Dieu, le messie. Éphrem le Syrien, Jacob de Sarug, Isaac d’Antioche accusaient aussi les Juifs. Guillaume Dye, Université libre de Bruxelles : l’idée que les Juifs ont tué le Christ n’est pas fondée historiquement, elle a été forgée au fil des polémiques antijuives dans le christianisme. Matthieu, verset : « Tout le peuple dit : ‘Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants’ » ; on a dans les Évangiles la trace de cette opération de culpabilisation du peuple juif. Dans le Coran, il n’y a aucune trace du rôle des Romains, les Juifs sont seuls responsables. En fait, ce n’est pas du tout simple. Au sens strict, ce sont les soldats romains qui ont tué Jésus. Dans les Actes des Apôtres, rédigés dans les années 80, Luc écrit que Pierre aurait prononcé un discours, disant : « ce Jésus, vous l’avez pris et vous l’avez fait mourir en le clouant à la croix par la main des impies » ; verset 36 : « ce Jésus que vous, vous avez fait crucifier ». On passe donc à l’idée que ce sont les Juifs, les responsables de la mort de Jésus. Les traditions se forment largement par oral. La Sourate IV, versets 157-158, témoigne d'une stratégie littéraire du Coran qui montre les Juifs s’accusant eux-mêmes de la mort de Jésus, pour mieux les dénigrer. Une abstraction des Juifs portraiturés en peuple tuant ses prophètes. Ce n’est pas un compte-rendu des entretiens de Mahomet avec ses adversaires, mais une construction rhétorique, un pastiche de citation caricaturée. Une stratégie qui s’allie au point de vue chrétien sur les Juifs. Disqualifier Israël d’avoir violé leur Alliance en tuant les prophètes.
Le Coran reprend donc certaines idées chrétiennes, mais cela ne l’empêche pas de polémiquer les chrétiens. Pour les musulmans, Jésus est un prophète éminent qui a eu des démêlés avec ses contemporains ; ses disciples l’ont divinisé après sa mort, en déformant son message ; Jésus est innocenté de tout cela, ce n’est pas lui qui a proclamé qu’il était Dieu. Dieu tranchera le jour de la résurrection. Pour la grande majorité des chrétiens, Jésus est divin, et le Coran prend une position polémique contre cette position. Pour Mahomet et les premiers musulmans, la figure de Jésus est concurrente ; certes une référence. Donc ambivalence. Le Coran est un texte complexe où on trouve des passages positifs et négatifs sur les Juifs et les chrétiens. Une différence de traitement à l’égard des chrétiens, qui sont appelés à réformer leurs croyances. L’antijudaïsme du Coran est dans la conformité de la tradition chrétienne ; une relation tourmentée entre Dieu et son peuple.
3. Jésus, Fils de Marie
L’appellation « fils de Marie » semble trahir une vision péjorative à l’égard des origines de Jésus, impliquant certains soupçons de prostitution véhiculés notamment par une certaine tradition juive. Le Talmud avance que Marie n’aurait pas conçu Jésus en étant vierge, mais avec un adultère commis avec un soldat romain. Tel n'est cependant pas le cas dans le Coran, qui présente un intérêt particulier pour Marie, le seul personnage féminin désigné par son nom dans ce texte sacré de l'islam. Dans un contexte chrétien, l'appellation « fils de Marie » suppose une remise en cause la divinité de Jésus. Mais pour l’islam, c’est un compliment qui renvoie à l’humanité de Jésus et à l’idée que la conception virginale ne peut être que l’œuvre de Dieu. L’auteur du Coran était certes au courant de cette calomnie accusant Marie de fornication, mais il choisit de présenter la mère de Jésus sous un angle honorable.
Le Protévangile de Jacques raconte la vie de Marie. Texte apocryphe qui eut un succès considérable dans l’Orient chrétien. Le Coran fut influencé par ces traditions. Épiphane de Salamine (315-403) était agacé des questions des chrétiens sur le voyage de Joseph et Marie dans le désert du Sinaï ; il répondait « Dieu a provoqué un miracle, il a fait apparaître un palmier et une source ». Le Coran reprend cette tradition du voyage en Égypte à propos d’un récit sur l’enfantement de Jésus.
La Mariam des sourates III et XIX réunit en une même figure la Marie mère de Jésus et la Myriam sœur de Moïse ; ennoblissement de cette figure féminine qui continue la place d’honneur de Marie dans les Apocryphes. (« Ô sœur d’Aaron »). Sourate III confond les deux. Des interprètes voient une simple confusion, d’autres veulent y voir une invention délibérée pour créer une continuité entre la sœur de Moïse et la mère de Jésus, une filiation spirituelle mythique. C’est donc cette lecture typologique qui semble l’emporter.
Adam entouré des prophètes
Les Séances des amants, manuscrit persan, XVIe siècle
La Sourate III avance que pour Allah, Jésus est comme Adam : Dieu l’a créé de la poussière, par son Verbe ; il lui insuffle la vie. Comme Adam, Jésus est né sans péché. En dépit de ses emprunts à la littérature biblique et parabiblique, le Coran demeure original dans sa manière de poser sa vision des choses.
4. L’exil du Prophète
Alors que le Coran n’est pas avare de précisions sur Jésus, la personne de Mahomet demeure très peu évoquée, et ce que l’on sait sur lui dépend surtout de la tradition rassemblée deux siècles après sa mort sur lui. Jacqueline Chabbi (Paris VIII) : le Coran est un recueil de paroles d’un personnage inspiré. Mahomet n’était pas un cas isolé : plusieurs inspirés, charismatiques et prophètes visités par les djinns. L’historicité de la personne de Mahomet ne fait pas de doute, même si certains traits sur sa personne sont légendaires. Hésitations sur le nom de Muhammad, c’était peut-être au départ une épithète honorifique (Mahomet signifie « Celui qui est admiré »). D’autres noms peuvent être des titres honorifiques : Sâlih, à la fois un nom et un qualificatif, « l’homme droit ». Le Coran cite quatre fois Mahomet, et la cinquième fois, il l’évoque sous le nom d’Ahmed. Sourate 5, verset 15 (75 ?) : « Notre messager est venu vous montrer les choses cachées dans votre Livre ».
On ne sait pas en quelle année il est né, traditionnellement vers 570. Ibn Hichâm, dans sa biographie du Prophète, dit qu’il avait quarante ans quand la Révélation lui fut faite, mais ce chiffre est idéalisé. On ne sait pas non plus en quelle année il est mort. La tradition musulmane tardive place en 632 sa mort. Des textes chrétiens, juifs, samaritains qui indiquent que Mahomet était encore vivant lors de la conquête arabe de la Palestine, donc sa mort serait en 634-635. Du point de vue de l’histoire, on sait très peu de choses ; beaucoup de présupposés idéologiques. Mahomet considéré comme successeur de Moïse, il aurait vécu la moitié de sa vie (60 ans contre 120 ans) et aurait reçu sa révélation à 40 ans (contre 80 pour Moïse)... Les Arabes n’avaient pas de système de datation bien précis. Pour Patricia Crone (Princeton), il n’est pas possible de reconstituer la biographie de Mahomet à partir du matériel religieux dont on dispose. Le Coran est une esquisse du message de Mahomet, mais ne renseigne pas sur la vie du Prophète de l’islam.
En dehors du Coran, on dispose de la sîra, l’hagiographie du Prophète et les hadiths, recueil des faits et dits du Prophète, sources tardives et dont la fiabilité historique pose problème. Frédéric Imbert souligne que c’est un siècle et demi après la révélation du Coran que se développa cette littérature qui visait à lever l’ambiguïté sur l’identité du Prophète. On doit donc travailler avec le probable à partir des indices, pour reconstituer une biographie politique et dans une moindre mesure privée. Pour Emran el-Badawi (Houston), il ne faut rien rejeter, mais garder toutes les sources offertes. Pour avoir un portrait crédible du Prophète, plus on a de sources, mieux sait, même si certains spécialistes ne font pas confiance à la sîra et aux hadiths.
Le portrait religieux du Prophète paraît moins difficile à tirer des lignes du Coran où l’on entend l’écho de querelles religieuses entre juifs, chrétiens, musulmans et païens. Pour Jacqueline Chabbi : Dans la tribu mecquoise de Mahomet, des disparités économiques récemment exacerbées à la fin du VIe siècle. Le clan de Mahomet était en train de s’affaiblir ; il était orphelin, statut peu enviable, se serait marié à une femme plus âgée que lui, ce qui là encore était peu valorisant ; il n’aurait pas eu de fils survivant, mais que des filles, dont Fatima, sa seule fille survivante. Or, un homme sans fils était une tare sociale majeure dans le monde arabe tardo-antique. Donc c’est un appel à la réforme énoncé par un déshérité avec de grandes capacités spirituelles.
Hichem Djaït (Académie tunisienne Beit al-Hikma) : les Mecquois ne pouvaient pas facilement abandonner leur culte des ancêtres. Tout leur prestige provenait de ce qu’ils étaient le centre du paganisme. La Mecque n’était pas une ville fortifiée, mais une enclave sacrée protégée par l’édifice de la Kaba. Un interdit qui obligeait à la non-violence à La Mecque. Le mouvement religieux initié par Mahomet visait à mettre fin au paganisme de La Mecque pour un monothéisme inspiré du judaïsme et du christianisme au Proche-Orient. Pour Jacqueline Chabbi, le culte des païens mecquois se répartissait entre le culte des sédentaires (équinoxe de printemps avec sacrifices) et le culte des nomades qui était automnal à la fin des grandes chaleurs pour demander la pluie. Pour Aziz Al-Azmeh, Le paléo-islam, celui de Mahomet, n’a pas commencé comme un monothéisme, mais comme une monolâtrie, un culte privilégié, même à la Mecque. Un nouveau culte qui a développé avec le temps son argumentation théologique sur la nature exclusive de la divinité. La théologie de Mahomet s’inscrit sur les relations entre Allah et les autres déités existantes. Elle ôte le pouvoir de ces entités divines concurrentes. Pour Jacqueline Chabbi, la religiosité de Mahomet se manifeste par l’alliance avec une divinité protectrice : être fidèle à une alliance avec Dieu et remplir les rituels qui sont prévus pour que cette alliance, que ce soit entre les hommes (échanges de serment) ou vis-à-vis du Dieu protecteur, soit ravivée et renouvelée. Un recentrage sur le culte d’Allah. Mais la tribu de Mahomet rejeta la révélation de ce prophète, qui fut donc banni avec ses adeptes, environ une centaine de personnes. Une religion ne prend en effet du poids qu’avec le temps, pas quand elle est nouvelle et incomprise.
Selon la tradition musulmane, en l’an 622 de notre ère, Mahomet et quelques-uns de ses compagnons quittent La Mecque pour aller s’installer à Médine, un peu plus au nord. Bannissement ou départ volontaire, la nature de l’événement reste encore sujette à discussion. Médine était une oasis très divisée avec des conflits tribaux. Les Médinois étaient en quête d’un arbitre, et ils remarquèrent ce prophète mecquois qui arrivait chez eux. Les choses se sont bien arrangées et Mahomet devint juge des Médinois. Il régla les problèmes de violence intérieure par ses solutions religieuses, en constituant l’umma, la communauté des croyants, à travers une charte. Mahomet reçoit des terres. Mais cela pose un problème de vraisemblance. Pour Christian Julien Robin (CNRS, Académie des Inscriptions et Belles Lettres), l’arrivée de Mahomet à Médine a probablement été discutée en amont. Peut-être l’intervention d’une puissance étrangère, byzantine, pour implanter un chef capable de résister aux Sassanides. Mahomet fut choisi à cause de son origine mecquoise, prestigieuse depuis la victoire des Mecquois contre les Éthiopiens. Mahomet avait une forme de prestige (baraka). Angelika Neuwirth (Freie Universität de Berlin) avance qu’au début de son exil, le Prophète n’a pas été très bien accueilli à Médine, mais qu’il a pu rester grâce à la protection d’un parent éloigné. Parti de nuit de la Mecque, il avait perdu ses ressources économiques et a dû s’adapter à un nouvel environnement. Un épisode humiliant qui explique son absence dans le Coran.
Michael Marx (Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften) rappelle que l’exégèse islamique classique du Coran accorde une grande importance à la distinction entre sourates mecquoises et médinoises, associées aux deux périodes de la vie du Prophète. Du point de vue de l’exégèse moderne, cela est peu probant. Mais certains indices permettent d’imaginer un tel scénario : une fois quittée la Mecque avec un premier État musulman mis en place à Médine, de nouveaux thèmes se font jour : pragmatisme politique, effort de législation et de règlement juridique des litiges, pourparlers entre tribus. Un faisceau de concordance entre critères stylistiques et longueur des sourates laissant penser à une évolution chronologique de la Révélation religieuse.
Mais on ne peut pas lire le Coran comme le journal. La tâche est ardue. Angelika Neuwirth admet ne pas pouvoir prouver quelle est la première sourate. Mais pense que « N’avons-nous pas ouvert pour toi la première poitrine » est la première sourate à cause de l’absence de caractère polémique ; un monologue du Prophète avec son Dieu dans un tête-à-tête ; les gens de la Mecque ne sont pas présents. C’est d’abord une réflexion intime. Plus tard viennent les polémiques, les menaces de châtiment et les promesses de récompense, l’ouverture sur l’extérieur.
François Deroche (Collège de France) admet que les sourates mecquoises ont des versets très courts, une thématique qui est celle de l’annonce du Jugement Dernier, des figures fortes. À l’opposé, les sourates médinoises de la dernière période ont des versets assez longs, sont censés sur des problèmes de gestion de la communauté et des règles de vie de l’islam. Un certain nombre de différences d’ordre stylistique et thématique. Deux phases dans la désignation du texte sacré : le Coran puis le Kitâb.
Bien qu’elle fasse souvent consensus, l’hypothèse d’une chronologie de la Révélation reste impossible à vérifier. Les tentatives de reconstitution effectuées par les exégètes musulmans du Moyen Âge et par les Occidentaux depuis l’Allemand Theodor Noldeke à la fin du XIXe siècle ne sont jamais parvenues à s’harmoniser. Au Xe siècle de notre ère, Ibn al-Nadim, dans son livre Al-Fihrist, donne une liste des sourates soi-disant dans l’ordre chronologique de la révélation. Il donne en fait plusieurs listes selon les différentes révélations transmises par les personnes de l’entourage du Prophète. Ces listes variaient. Au XIVe siècle, al-Zarkashi, autre savant du Coran, donne une autre liste et un autre ordre chronologique des sourates. Au XVe siècle, Suyûti, autre savant, donne un nouvel ordre des sourates coraniques. Les musulmans eux-mêmes avec perdu l’ordre historique de leur révélation.
Les efforts entrepris par les musulmans de l’époque classique et des historiens modernes ont précédé les recherches contemporaines des exégètes musulmans pour restituer la datation des sourates coraniques. Tous ces efforts ont abouti aux mêmes résultats : il y a certaines sourates dont on est certain qu’elles appartiennent à une période tantôt mecquoise, tantôt médinoises, mais il y a aussi des sourates entières dont l’attribution chronologique est difficile. Beaucoup de versets de la période médinoise ont été inclus dans des sourates de la période mecquoise et vice-versa. Asma Hilali rappelle que cette dichotomie périodisée dépend de ce que dit la tradition sur la chronologie de la Révélation. La valeur de cette distinction chronologique dépend de ce qu’on en fait. Il n’est pas forcément productif de lier chaque détail de l’entreprise coranique à un fait historique. Le Coran n’est pas un texte historique, mais un texte sacré pour elle.
Dans la tradition musulmane, les versets sont tous susceptibles d’être expliqués par une causalité factuelle. Mais la littérature de la tradition islamique qui traite de cette Révélation donne l’impression que l’on a un peu forcé la main à l’histoire pour attribuer tel verset à tel moment. Le but de cette littérature est non pas historique, mais exégétique ; il s’agit d’expliquer la lecture correcte de tel verset sur un plan théologique, et non pas historique.
Pour d’autres chercheurs, il faudrait totalement abandonner cette idée de chronologie entre périodes mecquoise et médinoise. Le Coran ne dit jamais que telle sourate a été émise à Médine ou à La Mecque. Pour les savants musulmans, c’est devenu un défi d’associer les passages du Coran avec des événements de la vie du Prophète. Leurs concordances ont voulu établir ce lien et reclasser chronologiquement les sourates. De leur côté, les chercheurs occidentaux ont fait de même : Gustav Weil puis Theodor Nöldeke (Geschichte des Qorans). Les éditions du Coran ont numéroté et attribué une origine aux sourates. Quand on a des éléments plus fiables, plus solides que les récits postérieurs et très orientés de la tradition musulmane, faire une chronologie du texte coranique paraît très spéculatif. Le cas, au contraire, où on peut dater tel ou tel passage ne correspond pas à ce que la chronologie traditionnelle attribuerait. Il faut donc rompre avec cette tradition de périodisation en sourates mecquoises et médinoises pour retrouver la complexité de l’élaboration du Coran.
L’ordre actuel des sourates défie autant la logique que la chronologie. On manque encore de certitudes sur l’histoire de l’Arabie et sur la vie de Mahomet. Même au sein de chaque période supposée, on ne peut guère préciser la chronologie des sourates.
Le Coran n’a été réuni (terme employé : Jâmi’a) sous la forme que nous connaissons que quelques années après la mort du Prophète. Du temps du calife Othmân, le Coran était déjà formé. Or, l’ordre des sourates ne reflète pas l’ordre de la révélation. L’ordre des versets n’évoque pas non plus une suite logique des thèmes évoqués dans ce verset. Peut-être que la place d’origine de certains versets était différente. Le fait que les versets soient ainsi disposés dans le Coran empêche la datation précise et de trouver des correspondances qui s’imposent. Un ordre brouillé. Le classement choisi fait exploser un certain nombre d’images dans des sourates éparpillées dans le Coran. Sur le développement de l’image paradisiaque dans le Coran, on a besoin d’un bon index de concordance et d’un certain nombre d’aller-retour. La majorité des sourates du Coran sont composées de façon déroutante. La sourate passe d’un thème à l’autre, puis revient plus tard sur ces sujets, parfois dans un ordre arbitraire ou dans le même ordre. Ce style était considéré comme le bon style, à l’époque. Un peu comme dans la musique où l’annonce d’un thème est suivie de développements divers avant de revenir au motif initial.
5. Mahomet et la Bible
Le Coran rassemble 114 sourates, mais rien dans le texte n’indique selon quel ordre. La géographie de l’Arabie du temps du Prophète ainsi que les événements historiques en sont absents : il est ainsi difficile d’accrocher ce texte à son contexte. On n’a pas de texte littéraire provenant d’Arabie avant le Coran. Avant que les musulmans n’arrivent, on n’a que les observations des Grecs et des Romains. Alors que pour la Palestine juive et chrétienne, on dispose d’énormément de sources écrites. Pour Suleyman Ali Mourad (Smith College, USA), on est à la merci de la tradition islamique qui estime que ce texte se passe de contexte, qu’il est hors temps ; pour lui, le Coran est un texte du VIIe siècle, et son contexte demeure largement méconnu. Pour Claude Gilliot (Université d’Aix-Marseille), le Coran peut se comparer aux Psaumes de la Bible. Christian Julien Robin (CNRS) rappelle que les Évangiles sont riches d’informations historiques. Le Coran construit une histoire sainte où Dieu intervient dans la vie des humains.
Manuscrit du Coran, VIIe-VIIIe siècle de notre ère.
Durant l’Antiquité tardive, l’Arabie se trouvait au croisement de deux grands domaines d’influence, l’Empire byzantin et l’Iran sassanide. La population de Médine se composait de trois tribus juives et de deux tribus polythéistes. L’oasis de Médine était donc très influencée par ce monothéisme juif. Aux Ve, VIe et au VIIe siècle une forte présence chrétienne à l’ouest et au sud, avec l’Éthiopie voisine. Des traditions spirituelles et intellectuelles partagées. L’Arabie du VIIe siècle n’était pas à l’écart des débats théologiques qui secouaient la Méditerranée orientale. Les destinataires du message coranique sont censés être familiers des concepts et des idées du monothéisme biblique. Les adversaires de Mahomet n’étaient pas des païens rustiques, mais en grande partie des monothéistes avec une théologie structurée, pas seulement juifs et chrétiens. Le Coran ne retient pas que Dieu et Mahomet, dans la mesure où d’autres figures intermédiaires sont associées à Allah, dont Issa ou Jésus.
Coran, manuscrit persan, XVIe siècle.
Le mot même de « chrétiens » ne figure pas dans le Coran. S’y trouve seulement le terme de « nassâra », « Nazaréens ». Nassâra a un sens plutôt ambigu. Ce n’est pas vraiment « les habitants de Nazareth (Nâsira), car ceux-ci sont désignés par le terme « nasîhiyyûn », pas « nassâra ». Donc Nassâra était en usage pour utiliser les chrétiens dans les milieux médinois et hedjazien du VIIe siècle. Sidney H. Griffith (The Catholic University of America) s’interroge sur ce sens. Un passage du Nouveau Testament désigne les disciples de Jésus sous le nom de Nazaréens, dans les Actes des Apôtres, quand Paul est conduit devant les autorités romaines pour être jugé, le procureur Tertullus présente Paul et ses disciples comme des Nazaréens. Le mot nazôraios en grec désigne un judéo-chrétien. Nassârâ devient « chrétien » dans le monde musulman après le Coran. Ces judéo-chrétiens étaient, durant l’Antiquité tardive, les ennemis des juifs et des chrétiens : des hérétiques. Pour les chrétiens après Paul, le christianisme paulinien qui gagne la partie, ces judéo-chrétiens qui continuent la pratique rituelle juive sont une aberration. Traditionnellement, on estime que ces judéo-chrétiens avaient pour base Jérusalem et qu’ils ont essaimé en Syrie et dans le monde sémitique, sans qu’on puisse être définitif, on peut dire que le christianisme syriaque hérite des traditions judéo-chrétiennes. Ils constituaient des groupes marginaux, mais non sans influence.
Pour Guy Stroumsa, les judéo-chrétiens, dans leurs idées, leurs pratiques ont eu un impact direct sur le Coran, théorie émise pour la première fois par John Toland au début du XVIIIe siècle. Cette théorie a fait son chemin et aujourd’hui un plus grand nombre de chercheurs prennent au sérieux l’idée que les conceptions du Coran trouvent leur conception naturelle dans le judéo-christianisme, à travers des groupes de croyants du Proche-Orient. L’idée de présenter Mahomet comme un judéo-chrétien ou un nazaréen, comme un prophète entouré d’hérétiques rejetés ne fait cependant pas consensus, loin de là, chez les islamologues. Gabriel Said Reynolds (University of Notre Dame, USA), ne voit rien de convaincant dans le texte coranique qui puisse amener à une telle conclusion. Un préjugé christiano-centré où Mahomet, Arabe inculte, aurait été influencé par des hérétiques du désert, n’ayant pas accès à la brillante civilisation du christianisme orthodoxe. Cette vision péjorative nourrit en partie cette théorie du judéo-christianisme comme matrice de l’islam. Le Coran démontre au contraire que Mahomet avait de grandes capacités de théologien, dans la défense et la structuration de ses idées. Les présentations emphatiques des chrétiens ne seraient pas à lire comme des marques d’influence, mais comme une stratégie rhétorique.
D’où venaient donc les connaissances bibliques de Mahomet ? La sourate 16 qui reprend les histoires des Patriarches de l’Ancien Testament précise que les contradicteurs de Mahomet lui attribuent un informateur. Mahomet reconnaît avoir été informé par un étranger, mais argue que, puisque sa révélation est en arabe pur, ses idées ne proviennent pas de lui. Sourate 16, verset 103 : « Nous savons qu’ils disent, c’est seulement un mortel qui l’instruit, mais celui auquel ils pensent parle une langue étrangère, alors que ceci est une langue arabe claire. » Sourate 25, versets 4-5 : « Ce sont des contes (ou des écrits) anciens qu’on a écrits pour lui. On les lui dicte matin et soir. »
Khadidja (v.555-619), épouse de Mahomet, fille de Waraqa Ibn Nawfal (mort vers 610), encourage avec son père le Prophète. Ibn Nawfal aurait-il été l’instructeur de Mahomet ? La question fait débat. Si Mahomet a été influencé, ce fut probablement par des contacts avec plusieurs personnes. La mission prophétique de Mahomet ne fut pas tant une explosion inopinée, mais le fruit d’une longue maturation accouchée d’échanges intellectuels et théologiques avec son entourage. Médine était réputée plus cosmopolite que La Mecque.
Évangile, manuscrit syriaque, XIIe siècle
Pour les fondamentalistes de l'islam, le Coran ne peut être ni traduit ni commenté, car il s’agirait de la Parole de Dieu délivrée dans toute la pureté de l’arabe. Ce postulat est battu en brèche par les exégètes, musulmans ou non, qui révèlent les influences intertextuelles à des langues étrangères, en particulier le syriaque, langue des chrétiens orientaux des pourtours de l’Arabie. Le syriaque est issu d’un dialecte araméen de la région d’Édesse, en Syrie. Des écoles chrétiennes et des académies juives faisaient vivre des échanges intellectuels intenses. Le syriaque a joué un rôle essentiel parce que la plupart des textes chrétiens, bibliques et post-bibliques, ont été transmis dans cette langue dans la région. Hichem Djaït estime que Mahomet devait connaître le syriaque, ou au moins une langue étrangère comme le grec ou l’éthiopien, car le Coran avance que le Prophète avait une conversation avec un étranger qui parlait dans sa langue natale.
Le terme même de Coran est d’origine syriaque. Le mot âyâh qui désigne le verset est d’origine syriaque. Dès les premiers temps de l’Islam, ces mots ont posé problème parmi les musulmans eux-mêmes, car ces mots ne sont pas d’origine arabe. Le mot sourate a une origine obscure ; plusieurs hypothèses : l’une d’entre elles convoque le mot syriaque « bessorah » qui signifie « évangile », il aurait donné « sorat » (Paul Neuenkirchen). La terminaison en -an de nombreux mots coraniques vient du syriaque. Le mot Coran viendrait du syriaque oriental qeriâna, « lectionnaire », texte sacré revisité pour les besoins de la liturgie (syriaque occidental : quriâna). Tous ces éléments font référence à une compilation de textes bibliques lus à l’Église. Des communautés arabophones chrétiennes utilisaient le grec ou le syriaque comme langue liturgique.
Un parallélisme clair et net apparaît entre les premières sourates eschatologiques du Coran et l’enseignement d’Éphrem, Père de l’Église qui a écrit en syriaque et en grec. Des idées, des métaphores, des tournures de phrase sont communes. Cela ne veut pas dire que le Coran était originellement en araméen. Mais le Coran reflète aussi un grand nombre des idées religieuses qui circulaient au début du VIIe siècle chez les chrétiens, les juifs et les divers courants monothéistes. Le Coran est un texte qui témoigne de l’histoire du monothéisme, des nombreuses querelles dogmatiques qui déchirent le christianisme entre les Églises syriaques et les Églises byzantines. Le Coran tire profit d’une réinterprétation des histoires bibliques pour exprimer sa propre doctrine de Dieu, comme être sublime, transcendant, unique. On y trouve l’écho de débats chrétiens comme lors du concile de Chalcédoine à propos de la transcendance de Dieu. Les nestoriens voulaient défendre l’honneur de Dieu en refusant le dogme que Marie serait la mère de Dieu. La christologie nestorienne affirme que seule la nature humaine de Jésus a été crucifiée. Leurs contradicteurs insistaient sur l’immanence de Dieu, l’incarnation de Dieu sous une forme humaine. La théologie du Coran peut être comprise comme un supplément apporté à ces débats.
Quelques passages sur la crucifixion témoignent de ce que le Coran refuse la conception chrétienne orthodoxe de l’identité de Jésus. Les Églises orientales, les Églises syriaques étaient déchirées par ces discussions théologiques, elles étaient profondément divisées au moment de l’émergence de l’islam. Les Byzantins étaient en confrontation militaire avec les Perses. Une atmosphère d’affrontement qui appelait un réveil de la foi. Cette religion, l’islam, devait être plus pure, se débarrasser de ces querelles sectaires qui mettaient l’Église à mal. L’islam est une prise de position pour en finir avec les querelles christologiques, en proposant un dogme simple et tranché : Jésus est un prophète de Dieu, mais n’est pas Dieu. Le Coran s’inscrit d’abord dans un contexte judéo-chrétien, car ce texte reconnaît même être en résonance avec les prophètes de l’Ancien et du Nouveau Testament. De la même manière que les chrétiens ont repris à leur compte l’Ancien Testament en le considérant comme un prélude à l’histoire de Jésus, les musulmans ont repris le Nouveau Testament en en faisant un prélude à l’histoire de Mahomet, le Sceau des prophètes. Dans le Coran, la vision de Jésus et de Marie est forgée par six siècles de conceptions chrétiennes. L’islam du Coran est d’abord une pratique de la piété : prier, jeûner, faire l’aumône. Peu de dogmes en dehors de l’unicité de Dieu. C'est un retour aux origines qui explique pour une bonne part le succès de l’islam naissant.
6. La religion d’Abraham
Au début du VIIIe siècle, l’islam semble définitivement établi comme une nouvelle religion. L’empire arabo-musulman s’étend sur de vastes terres, de l’Iran jusqu’en Andalousie. Jean de Damas, Jean Damascène qui fut haut fonctionnaire chrétien à la cour du calife, rédige un traité considérant l’islam comme une hérésie du christianisme. Un siècle après la mort de Mahomet, une identité demeure. Pour Sidney H. Griffith, cela reflète que Jean de Damas, qui a écrit en grec entre 724 et 749, est déjà très bien informé de ce qui est dit dans le Coran. Il donne des citations littérales voire des paraphrases de passages entiers, ce qui ne l’empêche pas de donner une interprétation des plus improbables, car il écrit contre ce qui est proclamé ; aussi, Jean de Damas met le doigt sur ce qui fait problème d’un point de vue théologique chrétien. « À partir de cette époque, jusqu’à nous jours, un faux prophète nommé Mahomet s’est levé parmi eux qui, après avoir connu par hasard l’Ancien et le Nouveau Testament, fonda sa propre hérésie. S’étant concilié la faveur du peuple en simulant la piété, il insinue qu’une écriture venue du Ciel lui a été révélée par Dieu. Ayant rédigé dans son livre quelques doctrines risibles, il leur transmet cette façon d’adorer Dieu. » La suite est relativement positive : « Il dit qu’il y a un seul Dieu créateur de toutes choses qui n’a pas été engendré et qui n’a pas été créé ». L’islam récuse l’idée d’un Dieu père. « Selon ses dires, le Christ est le verbe de Dieu et son esprit, mais il est créé et il est un serviteur ; il est né sans semence, de Marie, la soeur de Moïse et d’Aaron. En effet, dit-il, le verbe et l’esprit de Dieu sont entrés en Marie et ont engendré Jésus, qui fut un prophète et un serviteur de Dieu. Et les juifs, au mépris de la loi, voulurent le mettre en croix et, après s’être emparés de lui, ils n’ont crucifié que son ombre. » « Ils nous appellent associateurs parce que, disent-ils, nous introduisons à côté de Dieu un associé lorsque nous disons que le Christ est le fils de Dieu et Dieu. » C’est le point focal de la différence entre le christianisme et l’islam. Jean Damascène considère les choses d’un point de vue christianocentré : il n’était pas historien, mais théologien hérésiologue, il a classifié les sectes selon un degré de proximité plus ou moins grande avec le christianisme orthodoxe. Les musulmans, au VIIIe siècle, étaient encore minoritaires dans les sociétés qu’ils avaient conquises. Des rivalités entre élites chrétiennes urbaines de Syrie et musulmanes d’origine arabe autour de l’accès aux postes officiels sont à relever. Les chrétiens étaient obsédés par la question des hérésies, et en faire la liste était une marque de piété ; il fallait dénoncer les interprétations fausses. Jean de Damas rédige 101 chapitres, dont le 101e est consacré à l’hérésie des Ismaélites, c’est-à-dire des musulmans. Les catégories bibliques auxquelles se réfèrent les chrétiens pour désigner les Arabes sont à comprendre : Ismaël est le fils naturel d’Abraham et de sa servante Agar, renvoyée dans le désert, par opposition à Isaac, né de Sarah et accueilli comme le fils légitime.
Pour le Coran, Mahomet est le sceau des prophètes ; il cherche à asseoir sa légitimité en revendiquant sa filiation avec Abraham. Le Prophète se réfère à un ancêtre spirituel, le monothéisme primordial d’Abraham qui, précise le Coran, n’était ni juif ni chrétien. Le concept même d’islam est abrahamique. Sidney H. Griffith note qu’Abraham est présenté dans les écrits juifs du Second Temple comme un patriarche observant la Loi de Dieu, même s’il est censé être mort avant la Torah révélée par Moïse. De même, dans le christianisme, il est considéré comme le père de la foi par Paul ; Eusèbe de Césarée présente même Abraham comme un chrétien. Dans l’islam, son portrait fait de lui un musulman. L’islam se considère comme inscrit dans le sillage de ce monothéisme abrahamique, dans la continuation d’une tradition. Les versets dans ce sens-là sont nombreux. Dans la vision coranique, l’Évangile poursuit la Torah, et l’Évangile aurait été révélé à Jésus comme la Torah a été révélée à Moïse, et comme le Coran a été révélé à Mahomet. On est donc dans une généalogie prophétique. Le Coran se caractérise, selon Guillaume Dye (Université libre de Bruxelles), par un monoprophétisme. Tous les prophètes sont présentés selon un modèle à peu près identique : une prédication sous la forme d’un avertissement adressé à un peuple incrédule. Une conception stéréotypée du prophète comme éveilleur de conscience, messager prêchant la repentance face à la menace du châtiment divin. Claude Gilliot remarque que tous ces prophètes prêchaient à peu près la même chose : depuis Adam, le premier prophète, tout était déjà donné, et tous les prophètes depuis lui ont en gros dit la même chose. Une constance apparaît dans la succession des prophètes autour de l’annonce d’une certaine version du monothéisme. Shawka M. Toorawa (Cornell University, USA) abonde dans cette idée de proximité des croyances monothéistes. Le judaïsme comme le christianisme et l’islam ont leurs hérésies et leurs systèmes de contrôle de l’orthodoxie : tout cela n’est que l’histoire de l’humanité liée à l’histoire de la Révélation. Moïse n’est somme toute pas très différent de Jésus et de Mahomet ; leurs différences ne sont que des détails. Une concentration de prophétismes dans un espace géographique somme toute réduit. Idée d’une religion initiale qui est celle des musulmans ; les juifs et les chrétiens auraient dévié de la vraie religion originelle. Le judaïsme, le christianisme et l’islam se battent pour le même territoire religieux, ce qui explique une grande partie de la violence des affrontements entre ces monothéismes.
Pour le Coran, Mahomet est le sceau des prophètes ; il cherche à asseoir sa légitimité en revendiquant sa filiation avec Abraham. Le Prophète se réfère à un ancêtre spirituel, le monothéisme primordial d’Abraham qui, précise le Coran, n’était ni juif ni chrétien. Le concept même d’islam est abrahamique. Sidney H. Griffith note qu’Abraham est présenté dans les écrits juifs du Second Temple comme un patriarche observant la Loi de Dieu, même s’il est censé être mort avant la Torah révélée par Moïse. De même, dans le christianisme, il est considéré comme le père de la foi par Paul ; Eusèbe de Césarée présente même Abraham comme un chrétien. Dans l’islam, son portrait fait de lui un musulman. L’islam se considère comme inscrit dans le sillage de ce monothéisme abrahamique, dans la continuation d’une tradition. Les versets dans ce sens-là sont nombreux. Dans la vision coranique, l’Évangile poursuit la Torah, et l’Évangile aurait été révélé à Jésus comme la Torah a été révélée à Moïse, et comme le Coran a été révélé à Mahomet. On est donc dans une généalogie prophétique. Le Coran se caractérise, selon Guillaume Dye (Université libre de Bruxelles), par un monoprophétisme. Tous les prophètes sont présentés selon un modèle à peu près identique : une prédication sous la forme d’un avertissement adressé à un peuple incrédule. Une conception stéréotypée du prophète comme éveilleur de conscience, messager prêchant la repentance face à la menace du châtiment divin. Claude Gilliot remarque que tous ces prophètes prêchaient à peu près la même chose : depuis Adam, le premier prophète, tout était déjà donné, et tous les prophètes depuis lui ont en gros dit la même chose. Une certaine constance apparaît dans la succession des prophètes autour de l’annonce d’une certaine version du monothéisme. Shawka M. Toorawa (Cornell University, USA) abonde dans cette idée de proximité des croyances monothéistes. Le judaïsme comme le christianisme et l’islam ont leurs hérésies et leurs systèmes de contrôle de l’orthodoxie : tout cela n’est que l’histoire de l’humanité liée à l’histoire de la Révélation. Moïse n’est somme toute pas très différent de Jésus et de Mahomet ; leurs différences ne sont que des détails. Une concentration de prophétismes dans un espace géographique somme toute réduit. Idée d’une religion initiale qui est celle des musulmans ; les juifs et les chrétiens auraient dévié de la vraie religion originelle. Le judaïsme, le christianisme et l’islam se battent pour le même territoire religieux, ce qui explique une grande partie de la violence des affrontements entre ces monothéismes.
Mahomet montant au ciel dans le Livre de l’Ascension,
manuscrit ottoman, XVe siècle
Après sa mort supposée, pendant plus d’un demi-siècle, le nom de Mahomet que célèbrent tous les musulmans n’apparaît dans aucun document écrit dans les premières décennies de l’islam. Frédéric Imbert, sur le site du Gabal ‘Usays qui se trouve à 120km au sud-est de Damas en Syrie, un site comportant deux volcans l’un à l’intérieur de l’autre, et sur la corolle du dernier volcan, le plus élevé, se trouvent environ 80 graffitis arabes. Parmi ceux-ci se trouvent nombre d’isolats coraniques, des versets coraniques présentés sans aucune autre invocation ou mention. Parmi ces versets coraniques, deux concernent strictement Jésus. La chahada, profession de foi musulmane, se limitait alors à l’unicité de Dieu : « il n’est de Dieu que Dieu, seul et sans associé » ; la partie concernant l’Envoyé de Dieu, Muhammad, est absente. Jacqueline Chabbi confirme que des épigraphistes ont relevé des inscriptions aux portes d’anciennes mosquées ou bien sur des sites rocheux ou dans des cimetières : on y a trouvé des versets coraniques mentionnant l’unicité de Dieu, des noms de figures bibliques comme Noé, Abraham, Moïse, Jésus, mais pas de mention du Prophète Mahomet. Son nom n’apparaît pas dans les documents musulmans les plus anciens ; Christian Julien Robin liste : les plus anciens papyrus musulmans remontent à l’an 22 de l’Hégire ; des inscriptions sur des rochers en Arabie ; des papyrus de Nessana dans le Néguev actuel. Dans tous les documents antérieurs au Dôme du Rocher datant de 72 de l’Hégire, le nom de Mahomet n’apparaît dans aucun document produit dans l’empire islamique. Une monnaie iranienne d’un anti-calife pourrait mentionner Mahomet en l’an 71 de l’Hégire. L’apparition du Prophète se fait donc sur l’inscription monumentale du Dôme du Rocher à Jérusalem, qui le cite six fois. Dans la manière dont Jésus est présenté, il y a une construction littéraire qui tranche avec la simplicité avec laquelle le Prophète est cité : « Mahomet est l’Envoyé de Dieu, que Dieu le bénisse » ; « En vérité, Dieu et ses anges bénissent le Prophète » ; « Oui, le Messie Jésus, fils de Marie, est le prophète de Dieu, sa parole qu’il a jetée en Marie, un esprit émanant de lui » ; « Ô Dieu, bénis ton messager et ton serviteur, Jésus fils de Marie, et protège-le du jour de sa naissance jusqu’au jour de sa mort, où il sera ressuscité vivant » ; « C’est lui, Jésus, fils de Marie, la parole de la vérité de laquelle il doute. »
Le calife qui fit graver les inscriptions du Dôme du Rocher voulait s’adresser aux chrétiens en respectant leur tradition. Donc un islam qui s’installe à Jérusalem en plaçant Jésus sur une plus haute place que celle de Mahomet, du moins rhétoriquement. Jésus avait une place plus importante dans les premiers temps de l’islam, place qui a ensuite décru. L’inscription du Dôme du Rocher suggère que les musulmans respectent les chrétiens qui croient à Jésus dans le sens de l’islam.
Paradoxalement, ce n’est pas à La Mecque ou à Médine, mais à Jérusalem que le calife Abd al-Malik érige à la fin du VIIe siècle le premier grand monument de l’islam, le Dôme du Rocher. En effet, un anti-calife, Abdallah ibn az-Zubayr, contrôlait l’Arabie au temps d’Abd al-Malik. Un certain nombre de textes laissent entendre qu’Abd al-Malik avait délaissé l’Arabie et cherchait un endroit pour manifester son pouvoir politique et religieux. Abd al-Malik a donc rendu une centralité religieuse à Jérusalem. La Mecque n’était pas encore considérée comme capitale de l’islam.
Les musulmans entrant en compétition avec les chrétiens et les juifs au Proche-Orie, les Omeyyades ont engagé ainsi leur projet architectural à Jérusalem pour polémiquer avec les chrétiens dans le paysage religieux. Par son envergure, le Dôme du Rocher défiait l’église du Saint-Sépulcre. Dans cette topographie du sacré à Jérusalem au VIIe siècle, le Mont du Temple était rasé depuis l'époque des Byzantins, qui voulaient montrer que la colline de Sion n’était plus sacrée, alors que la basilique de l’Anastasis, à l’ouest de la ville, domine. Avant la fin du VIIe siècle, les musulmans affirment leur propre projet en assumant de ne pas reconstruire le Temple des juifs, mais en construisant le Dôme du Rocher. Jacqueline Chabbi note la rupture de tradition, car la Kaaba est située dans un bas-lieu inondable, « le ventre de la Mecque » selon le Coran, lieu de collecte des eaux de pluie. Avec le Dôme du Rocher, les musulmans érigent un haut-lieu, manifestant leur changement de stratégie territoriale. Le Dôme du Rocher fut construit avec l’aide d’ouvriers chrétiens, arméniens notamment. Les couleurs des mosaïques et du dôme doré en font un monument antichrétien manifestant son désir de surpasser le Saint-Sépulcre.
Le calife Omar, successeur de Mahomet, est le conquérant qui a mené l’islam hors d’Arabie et qui prit Jérusalem en 637. Pour Mohammad Ali Amir-Moezzi (EPHE), Abd al-Malik est l’artisan fondateur de l’islam comme religion impériale et institutionnelle, artisan de l’arabisation de la langue dans l’administration de l’empire des Omeyyades. Un pouvoir politique doit être en même temps un pouvoir transcendant, mettre en avant une sacralité sous la forme de l’écriture. Une religion ou un pouvoir qui n’a pas sa propre écriture ne peut pas être pris au sérieux. Emran el-Badawi confirme l’arabisation sous Abd al-Malik en signalant que l’islam est proclamé comme religion d’État de manière publique et officielle.
Pour Hichem Djaït, le Prophète n’avait pas l’intention de créer un empire au-delà de l’Arabie. Ses adeptes l’ont fait, probablement à cause des problèmes après la mort du Prophète avec les tribus arabes. La conquête aurait été un moyen d’unifier les diverses factions arabes. Après la conquête, tout a changé, c’était une situation nouvelle pour Patricia Crone (Princeton). L’islam s’est développé dans un endroit complètement différent de son berceau. La première génération de musulmans nés après la conquête n’a pas connu autre chose que ce nouvel environnement. Yousef Kouriyhe (Freie Universität Berlin) note qu’après la naissance de l’islam, on était dans un mouvement de réforme né de l’idée que la fin du monde était proche : c’est la phase mecquoise. Ensuite, ces idées se sont transformées en une hypothèse religieuse : la croyance en un seul dieu qui rassemblait toutes les cultures monothéistes pour sortir des contradictions. C’est la première phase médinoise. On passe ensuite à une deuxième phase médinoise où Mahomet, victorieuse des tribus juives, annonce une nouvelle religion, l’islam.
Pour Guillaume Dye, une partie de la communauté originelle qui entame les conquêtes le faisait peut-être avec l’espoir de prendre Jérusalem et de voir le retour de Jésus : un but eschatologique pour accomplir la fin du monde. Suleiman Ali Mourad pense que l’islam d’Abd-al-Malik est celui d’un empire et qu’il se forme avec une conscience aiguë de son rôle politique : face au zoroastrisme, au christianisme et au judaïsme, il se pense comme la religion des vainqueurs devant régner sur le monde. Cela dépasse donc le seul mouvement de réforme religieuse des Arabes polythéistes. L’islam du temps de Mahomet ne s’oppose pas, mais diffère de la tradition islamique postérieure. Si la conquête musulmane n’avait pas été victorieuse, l’islam sous sa forme actuelle aurait-il existé aujourd’hui ?
7. Le livre de l’islam
Les versets de la sourate IV sur la crucifixion de Jésus comme l’ensemble du Coran témoignent ce qu’a pu être la prédication de Mahomet de son vivant. Pourtant, la tradition musulmane postérieure au Coran a laissé penser que le Prophète de l’Islam était ignorant et inculte, ne sachant ni lire ni écrire.
Quand le Coran décrit le Prophète comme « ummi », mot signifiant analphabète ou ignorant, cette interprétation pourrait plutôt être « ignorant de la loi de Dieu ». Cela correspond au terme "Gentil" dans le Nouveau Testament. Mais pour affermir l’idée que le Coran est une révélation divine mot pour mot, en quelque sorte, la tradition musulmane s’est dirigée vers ce dogme de l’analphabétisme du Prophète, le percevant comme un pur réceptacle de la révélation divine. Mahomet n’aurait été ni un savant, ni un lettré. Pour Yousef Kouriyhe, l’interprétation de Mahomet comme un analphabète est tardive. Cela ne correspond pas à la vision du Prophète dans le Coran, qui se montre un bon débatteur face aux juifs et aux chrétiens ; un verset suggère qu’il pouvait lire la Torah. Mahomet, appartenant à l’aristocratie marchande mecquoise, connaissait bien la culture de son époque.
De même que la résurrection de Jésus est au coeur de la foi des chrétiens, la révélation du Coran par Mahomet est au centre de la foi islamique. Mais ce texte a longtemps été une prédication orale que les compagnons du Prophète aurait apprise par coeur, avant de la fixer par écrit et de la transmettre. Un passage fondamental prévient : « Malheur à ceux qui écrivent l’Écriture sacrée de leur main et qui disent que cela vient de Dieu ». Pour Jacqueline Chabbi, les premiers musulmans ont un impératif : celui de s’en tenir à mémoriser la parole révélée et de la transmettre oralement ; par opposition aux Juifs qui ont mis par écrit leur enseignement sacré. On est dans une société qui ne met par écrit que des textes courts et qui réserve à l’oralité les enseignements religieux les plus importants. Les premières sourates du Coran sont tellement précises et choisissent leurs mots avec grand soin ; aussi il est difficile de penser que cela provient seulement d’une mémoire orale ; il y a eu vraisemblablement une transcription antérieure au Coran. Des matériaux provisoires ou aléatoires que François Deroche renvoie à des supports divers comprenant des omoplates de chameaux, des morceaux de pierre plate, des morceaux de cuir, de paniers. Ces supports étaient tout à fait normaux pour l’écriture. Bien sûr, ces supports étaient incompatibles avec le projet livresque.
Le Coran a fait le saut de l’oralité à l’écrit dans des conditions encore difficiles dans la mesure où il n’est pas sûr que ceux qui manipulaient le calame aient eu véritablement l’habitude de noter des textes très importants. Dans la mesure où Mahomet vivait dans sa communauté, personne n’avait ressenti le besoin de consigner ses enseignements. Après la mort du Prophète, Abu Bakr a tenté de rassembler ces bouts de texte, mais sans succès. Ce fut Ohtmân qui collecta les matériaux et qui mit par écrit le Coran. Ce fut une étape cruciale, même si l’Arabie connaissait déjà les livres. Des copistes chrétiens ont copié le Coran pour des commanditaires musulmans qui voulaient avoir une copie ; il y eut donc un transfert de technologie attesté. D’après les sources littéraires islamiques, le Coran aurait été retenu par coeur par les compagnons du Prophète. À la mort de celui-ci, les Arabes ont gagné le Proche-Orient et la Mésopotamie, et des variantes sont apparues dans leur tradition de transmission des enseignements de Mahomet, le texte coranique étant devenu de moins en moins stable. Mais Othmân aurait sauvé la mise en réunissant les compagnons du Prophète et en procédant à la mise par écrit du Coran. Cette vision de l’élaboration du Coran, pour Emran El-Badawi, ne tient pas tout à fait debout. Certains passages du Coran suggèrent une mise par écrit immédiate. Donc le Coran est fait de passages à la transmission diverse.
Après la mort de Mahomet, sa parole prophétique connut de nombreuses variations, ajouts, retraits, dans sa transmission et sa mise par écrit. Le calife Omar aurait souhaité expurger un passage du Coran. Tabarî indique que beaucoup de paroles du Coran originel ne figuraient pas dans le Coran canonique de son époque. Quant à la forme du texte, les sources islamiques le montrent très bien, elle a beaucoup bougé à l’intérieur des quatre premiers siècles de l’islam, mais dans un cadre sémantique qui est resté à peu près le même. Certes, le texte canonique du Coran n’est pas identique à celui de la première moitié du VIIe siècle, mais les versets coraniques connus par l’épigraphie arabe et les premiers manuscrits sur parchemins des premiers temps islamiques montre qu’une grande partie du texte a été fixée très tôt, environ 50% à 60%, dans les premières décennies après la mort du Prophète, comme le rappelle Michael Marx. Les compagnons du Prophète, Ibn Masûd, ibn Ubayy, avaient leurs codices différents du Coran actuel. Le codex d’Ubayy contient ainsi davantage de sourates que le texte retenu aujourd’hui. En plus des textes mentionnés par la tradition, une autre version circulait et a été conservée à travers le palimpseste de Sanaa, avec une quarantaine de feuillets découverts. Le texte coranique primitif étant perçu comme obsolète, le parchemin a été gratté et un Coran othmanien a été écrit par-dessus ; mais certaines lettres de la couche inférieure sont encore visibles. Des débats de spécialistes se font autour de la datation de ces passages, avant ou après 650.La version du Coran telle qu’on la connaît fut établie, si l’on est optimiste, vers l’époque d’Othmane vers 650, si on est plus réaliste, à l’époque d’Abd-al-Malik dans les dernières décennies du VIIe siècle. Le texte que nous connaissons prend sa forme moins d’un siècle après la mort du Prophète.
Les premiers temps de l’islam furent troublés, avec quatre des six premiers successeurs de Mahomet assassinés. Ce fut pendant cette période de guerres civiles que le texte coranique fut définitivement fixé. Le Prophète meurt, selon certaines traditions rares, empoisonné. Pendant le règne du premier calife Abu Bakr (r. 632-634), les musulmans font face à des mouvements religieux d’Arabes voulant revenir au paganisme. Le second calife Omar (r. 634-644) est l’artisan des grandes conquêtes de l’islam ; il meurt assassiné, ainsi que le troisième calife Othmane (r. 644-656). Le quatrième calife, Ali, occupe un court règne (656-661) marqué par trois grandes guerres civiles, et lui-même est mort assassiné. Sa mort marque le début du califat omeyyade (661-750), marqué en ses débuts par un cycle sanglant de répressions envers les Alides, qui devinrent les chiites. Le califat omeyyade fut ensuite renversé par les Abbassides vers 750. Pendant ces trois siècles et demi, l’Islam fut marqué par ces guerres civiles entre parents et coreligionnaires. La violence qui marque la naissance d’une religion n’est pas propre à l’islam. Au même moment se déroule l’élaboration des Écritures saintes de l’islam, le Coran et les hadiths. La décision de mise en place du texte est entre les mains de la famille des Omeyyades, qui dut affronter les débats propres à la théologie et les controverses politiques entre les partisans d’Ali et les autres. On peut difficilement comprendre le Coran sans prendre en compte ces deux aspects : l’autodéfinition par rapport à l’extérieur, et la question de la direction d’un groupe traversé par la fîtna, le conflit intérieur.
Le Coran le souligne à plusieurs reprises : Mahomet est le premier qui a transmis la Révélation divine aux Arabes dans leur propre langue. Holger Zellentin (Université de Nottingham) a de l’appréhension pour la question insoluble de l’identité de l’auteur du Coran. Il faut bien garder à l’esprit que ce texte est lié à une situation précise, celle d’un individu inspiré qui s’adresse à une communauté. Un individu qui se pense inspiré fonctionne différemment d’un auteur ordinaire qui écrit un livre. Mahomet ne pouvait pas prêcher sa parole révolutionnaire et écrire à son bureau. C’est un texte qui s’adresse à la communauté ; celui qui parle se prétend le messager de Dieu, et qui n’entend pas délivrer sa propre œuvre littéraire. Abdelmajid Charfi, croyant, considère le Coran comme parole divine et parole du Prophète, même s’il admet que Dieu ne peut pas parler en arabe ; cette conception est anthropomorphique et était admise dans les premiers temps de la Révélation. Mohammed n’a pas transmis textuellement cette révélation ; il a pu intervenir avec sa culture, avec les informations dont il dispose, avec tout le substrat historique du milieu dans lequel il a vécu, mais il y avait quand même dans tout le Coran un esprit qui est constant et qui fait l’unité du texte coranique pour les croyants ; ce n’est pas un texte poétique, ni un traité théologique, mais un texte exceptionnel habité par un objectif d’élévation spirituelle, de retour au monothéisme strict et à la rectitude morale. Si l’on situe cela dans la suite des révélations antérieures, on voit que le Coran se situe dans la lignée des grands textes prophétiques de la Bible. Leurs prophéties étaient tout à fait situés dans l’histoire, comme le Coran l’était. Angelika Neuwirth signale que la recherche occidentale a abandonné le postulat que Mahomet serait l’auteur unique du Coran. Ce n’est pas une solution, car les chercheurs ne considèrent pas non plus le Coran comme une hypostase de la Parole de Dieu, mais comme le fruit d’un processus historique pleinement humain.
Alors, qui est l’auteur du Coran ? Cet auteur, si tant est que l’on puisse qualifier ainsi ce processus historique, est complexe : un individu, Mahomet, a certes joué un rôle crucial, mais il y eut aussi ses compagnons ; et la question de Dieu est à poser, car il apparaît comme un acteur dans le Coran ; on ne peut donc pas exclure tout à fait une source transcendantale à l’inspiration coranique. Si l’on postule que le Coran est le fruit exclusif d’un groupe de croyants engagés dans une polémique religieuse, on a du mal à expliquer pourquoi ce groupe a pu rencontrer un tel succès. Il faut relier le contenu de ce discours avec la conviction que Mahomet a eu d’être inspiré par Dieu ; c’est ce qui permet de comprendre le Coran. Cette inspiration divine, cette certitude d’être sous la dictée de Dieu était très présente chez Mahomet et eut une grande influence sur ceux qui l’entouraient. La paternité du Coran provient de trois figures. En premier lieu, une voix divine inspirante ; une figure prophétique qui annonce sa parole ; et enfin sa communauté qui la transmet.
On ne peut pas dire, pour Asma Hilali, que Mahomet soit l’auteur du Coran. Cette question même de savoir qui a écrit le Coran n’est pas pertinente, car elle passe sous silence l’histoire du texte en se focalisant sur le point zéro, l’origine humaine ou divine, alors que la recherche ne permet d’envisager que la vision d’un texte inscrit dans l’histoire. Si l’on se pose cette question capricieuse, on ne peut pas dire qu’une seule personne soit l’auteur d’un texte d’une importance aussi capitale dans l’histoire de l’humanité. Le processus de la transmission du Coran a été progressif : il y a des copistes, des premiers témoins, des interprétateurs. Pour un croyant musulman, l’auteur du Coran, c’est Dieu. Pour l’histoire, la réponse est plus compliquée à donner. On passe de la certitude théologique aux aléas de l’histoire compliquée de l’élaboration du texte ; clairement, l’histoire remet en cause le dogme. Poser l’épineuse question de l’authenticité du Coran est sacrilège dans plusieurs pays musulmans, car ce texte est au centre de la foi islamique. En islam, il y a une profonde rupture entre le musulman croyant et le savant philologue. L’islamologie est une science en devenir qui s’enrichit de débats contradictoires. L’important est de poser de bonnes questions.
En tant que chercheur, pour Suleiman Ali Mourad, il est possible d’avoir une croyance, mais cette croyance ne peut pas fonder une approche scientifique. Pourquoi est-ce si important pour les compagnons de Mahomet de proclamer son message ? La question de la paternité du texte coranique est ambigu. Mahomet pourrait être l’auteur du Coran comme il pourrait être possible que plusieurs personnes soient impliquées. Le Coran est le fruit d’un mouvement initié par Mahomet et qui impliqua plusieurs personnes. Abdelmajid Charfi est sceptique devant l’hypothèse d’un texte issu de plusieurs mains ; la différence de style ne saurait être un argument, car, la prédication du Prophète ayant duré plusieurs décennies, le style peut évoluer. D’autre part, s’il y avait eu plusieurs auteurs dès l’origine, les compagnons du Prophète l’auraient su. Or, nulle part dans le Coran il est dit que plusieurs personnes auraient été à l’origine de ces enseignements. Beaucoup de versets et d’ensembles de versets étaient consignés par écrit, mais la facture orale demeurerait manifeste.
Guillaume Dye tient un point de vue différent en assumant les différences de style, de langue, avec plus d’hapax dans certaines parties du Coran. Beaucoup de passages du Coran vont dans le sens d’une interconnexion, d’une méthode de composition qui recycle des textes déjà existants, pratique qui reflète une habitude de scribe plutôt qu’un contexte d’énonciation orale. Certaines sourates se comprennent certes dans un contexte de prédication orale ou de discussion théologique. Mais les premiers musulmans impliqués dans la prédication de Mahomet avaient forcément une pratique de l’écriture qui leur donnait accès au niveau théologique requis pour ce type de débat. Donc le plus plausible, si l’on s’en tient aux données de l’histoire, serait un travail collectif dans le cadre d’une communauté organisée autour d’un prophète. Si l’on fait abstraction de cette approche purement théologique, on s’aperçoit qu’on a bien affaire à un corpus composite, élaboré de façon plus complexe que ne le suppose la tradition.
Hichem Djaït rappelle que le croyant n’a pas l’âme d’un philologue ; le fidèle musulman est frappé par l’esprit du Coran et sa singularité. Il peut distinguer le style médinois et le style mecquois, mais ne retient que l’aspect purement religieux, se désintéressant des stratifications repérées par les historiens. Quelqu’un qui connaît et aime la langue arabe doit faire un effort pour regarder le texte avec les yeux du chercheur. « Je suis saisi par le flux général des versets ».
Notes transcrites par Nicolas Preud'homme.
Lien vers le documentaire diffusé sur Arte.
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